L'Étrange Festival 2012 - Jour 2
Chauffeur virtuose, accident absurde, phobies et monstres en tous genres
Du lourd (ça va du très bon au chef d'oeuvre) au programme de cette deuxième journée enthousiasmante à L'Etrange Festival, qui confirme la bonne qualité et la pertinence de sa programmation !
Drive fut révélé à l’Etrange Festival de 2011, c’est donc en toute logique qu’est projeté cette année l’une des principales références (pleinement assumée, là ou d’autres parlent de plagiat) du superbe film de Nicolas Winding Refn, à savoir le Driver de Walter Hill, dans le cadre du cycle Motor psycho (qui programme d’autres influences de Refn, par exemple du Kenneth Anger). Autant dire qu’on reconnait vite Drive dés les premières minutes du film de Walter Hill, puisqu’elles sont quasiment identiques, parfois au plan près (cf. les plans sur Ryan O'Neal/Gosling au volant)! Les deux films (qui ont même presque le même titre) racontent ensuite chacun une histoire différente, mais dans les deux cas les cinéastes sont fortement inspirés par Jean-Pierre Melville, en particulier Le Samouraï.
Le style de Walter Hill est carré, épuré, mécanique, son héros est froid, solitaire et peu loquace, la musique (de Michael Small, qui avait déjà composé Marathon Man et A Cause d'un assassinat) est aussi rare que minimaliste. Ce deuxième film de Walter Hill s’inscrit dans la mouvance des polars urbains âpres, brutaux et crépusculaires des années 70, ce qui inclus quelques meurtres de sang froid (cf. la pauvre fille) et une distanciation clinique avec les personnages, qui n’ont d’ailleurs pas de noms (le chauffeur, l’inspecteur, la joueuse…). Mais ce qu’on retiendra notamment de The Driver, ce sont ses deux fabuleuses courses-poursuites (au début et à la fin), bien plus longues et spectaculaires (les cascadeurs de l’époque étaient fous !) que celles du Drive de N.W. Refn, et qui seraient probablement devenues célèbres si le film avait été un succès. Les moteurs vrombissent, les pneus crissent, la tôle se froisse et Walter Hill met en scène de véritables duels de voitures (le face-à-face final renvoie à du western spaghetti). Aujourd'hui à réhabiliter, The Driver aura pourtant inspiré de nombreux cinéastes, de Nicolas Winding Refn à Michael Mann, et même plusieurs jeux vidéo, de GTA à Driver (jeu Playstation dans lequel on retrouvait quasiment des scènes identiques au film homonyme, cf. le parking sous-terrain).
Ryan O'Neal tient sans doute son rôle le plus classe (le personnage devait initialement être interprété par Steve McQueen, que Walter Hill connaissait bien pour avoir été assistant réalisateur sur Bullitt et L’Affaire Thomas Crown puis scénariste sur le Guet-Apens de son maitre Sam Peckinpah), face à un Bruce Dern toujours génialement excessif (Hill le dirigera à nouveau dans Derniers recours et Wild Bill). Curiosité : une Isabelle Adjani fantomatique dans un de ses rares rôles américains, femme fatale mystérieuse et sortie de nulle part comme dans un film noir des années 40.
Avec The Driver, Walter Hill réalisait déjà un pur western urbain, ce qui deviendra une habitude chez lui (quand il ne réalise pas de vrais westerns). The Driver confirme en tout cas que Walter Hill est un cinéaste aussi important que sous-estimé, trop souvent considéré comme un tâcheron ou comme un sous-Peckinpah (alors qu’il en est un des grands héritiers). The Driver est pourtant une vraie toile de maitre, malgré une histoire pas particulièrement intéressante mais non dénuée de rebondissements (la fin, typique du cinéma de Walter Hill, est jouissive).
Kenneth Anger présentait également, dans le cadre de sa carte blanche, l’inestimable Le Voyeur, chef d’œuvre de Michael Powell (cette fois sans son comparse Emeric Pressburger) qui aura inspiré Dario Argento (c’est une grande source d’inspiration du giallo) ou Brian De Palma, et qui sort étrangement la même année que le Psychose d’Alfred Hitchcock, autre film d’épouvante mythique centré sur un psychopathe obsessionnel et voyeur, des portraits qui font froids dans le dos et empruntent beaucoup à la psychanalyse. Revoir ce classique permet de constater à quel point il était en avance sur son temps (c’est pourquoi il a été aussi mal reçu) et incroyablement glauque pour l’époque (c’était un des premiers films à adopter le point de vue d’un tueur). C’est aussi une réflexion riche et fascinante sur le pouvoir de l’image, sur le point de vue et donc sur le cinéma. Inutile d'en dire plus sur ce film qui a déjà été bien souvent analysé sous tous les angles, tout comme l'autre film présenté ce jour-même par Kenneth Anger : Freaks : la monstrueuse parade, œuvre mythique, unique, inoubliable et d'une audace incomparable, la preuve étant que le cinéma hollywoodien n’a plus jamais produit un tel film et qu’il ne le fera sans doute jamais…
Freaks est touchant dans sa conception forcément difficile et sa sincérité désarmante, dans cette galerie de phénomènes de foire qui assument leur condition, s’affichent avec leurs anomalies et en jouent. Le film peut déranger voir rendre mal à l’aise, mais pourtant Tod Browning ne sombre pas dans la complaisance ni dans le pathos. Même chez les monstres, la pudeur existe, et le réalisateur réussit à ne pas les montrer comme pitoyables. Avec ce merveilleux et terrifiant pamphlet sur le droit à la différence, Tod Browning, qui avait travaillé durant sa jeunesse dans des foires, cirques et autres fêtes foraines (notamment en tant que contorsionniste), milieux qui l’influenceront fortement dans sa carrière de cinéaste, ne triche pas et décide de montrer frontalement et simplement la monstruosité humaine là ou Hollywood a toujours préféré la cacher derrière des mythes fantastiques (vampires, loup-garou, momies, monstres…) et sous des effets spéciaux dans de nombreux films d’épouvante, alors à la mode à l’époque, dont ceux de Browning lui-même avec son fidèle acteur Lon Chaney. C’est d’ailleurs avec ses films d’épouvante que le cinéaste devient une star de la réalisation (il connait la consécration avec son Dracula), et c’est paradoxalement son chef d’œuvre, Freaks, plus un drame horrifique qu’un film fantastique, qui provoquera le déclin de sa carrière, avec l’avènement du parlant (Browning ne s’est jamais fait au parlant)…Bref, si vous n'avez vu Le Voyeur ou Freaks, cessez immédiatement la lecture de ces lignes et corrigez au plus vite cette lacune !
A 20h, nous avons pu (re)découvrir Un Jour de chance, le nouveau film d'Álex De La Iglesia. 6 mois après le Bifff le film demeure une grosse claque, le réalisateur nous livrant ce qui est l'un de ses films les plus aboutis (le moins personnel diront certains, mais le débat est ouvert), ou sa folie et son intelligence sont mises au service d'une histoire surprenante et d'un propos pertinent. A noter que le film n'a pas de traitement "fantastique" mais possède un certain humour noir. Même si le rire est fréquent, et la critique sociale bien présente et intelligemment amenée, Un Jour de chance demeure avant tout une tragédie, un film extrêmement touchant. Cela nous a d'ailleurs donné l'occasion de voir la trop sous-exploitée Salma Hayek, qui livre une prestation juste parfaite.
Álex De La Iglesia confirme à chaque nouveau film qu’il est un cinéaste étonnant capable de gérer les projets les plus casse-gueule et de mener ses farces caustiques et macabres vers du mélodrame bouleversant, transformant ici une situation absurde en tragi-comédie grandiose. A ce niveau, Un Jour de chance (A Chispa de la vida en VO, soit « Le peps de la vie », en référence au slogan Coca-Cola inventé par le personnage principal) est probablement un de ses films les plus maitrisés dans la construction du récit, dans lequel le réalisateur mélange avec maestria l’émotion et l’humour corrosif, un peu comme chez son compatriote Pedro Almodovar, mais cette fois sans la confusion tumultueuse et les baisses de rythme qui pouvaient parasiter des joyaux comme Balada Triste ou 800 balles. Álex De La Iglesia a adapté ici à sa sauce un scénario de l’américain Randy Feldman, qui avait écrit les rien-à-voir Cavale sans issue, Le Flic de San Fransisco et Tango & Cash !
Autour du personnage principal, cloué par une tige d’acier au milieu des vestiges d’un théâtre romain (ce n’est évidemment par un hasard, la tragédie devenant un spectacle comique et le spectacle comique une tragédie), volent des vautours (médias, entreprises, politiques…) qui ne souhaitent que se faire de l’argent sur la douleur et la mort d’un homme, qu’ils marchandent comme un vulgaire produit. Le réalisateur évoque le malaise et l'angoisse du chômage (évitant ironiquement de faire de son antihéros un suicidaire) et montre que la Crise mène les gens à plus se préoccuper de l’argent que de la vie. Les priorités changent. Ainsi notre héros malchanceux, dont c'est peut-être finalement son jour de chance (ou pas...), va saisir l’occasion de cet accident médiatisé pour se « vendre » et se faire un maximum de fric (placements de produits, interviews…), négligeant l’amour de sa famille avec laquelle il passe pourtant peut-être ses dernières heures (mais il ne s’en rend pas compte, trop préoccupé à négocier une interview à prix d’or et à réfléchir à ce qu’il pourrait faire de cet argent). L’argent ou la vie/l’amour, c’est sur cette dualité constante (à laquelle est confronté le personnage de Salma Hayek, à qui on va jusqu’à proposer 2 millions d’euros si son mari meurt devant les caméras) que repose Un Jour de chance, métaphore bien vue d’une société en crise et critique cinglante des médias, des politiques et des publicitaires (l’agent de placements de produits est une ordure hilarante, tout comme le maire).
Álex De La Iglesia organise de nouveau un joyeux bordel tendu et transgressif évoquant Federico Fellini, Billy Wilder et Alfred Hitchcock et duquel ressort beaucoup de choses (ses films semblent de plus en plus denses). Il offre à Salma Hayek un de ses plus beaux rôles, il confie à sa très jolie femme Carolina Bang (Balada Triste) un gentil rôle de journaliste et esquisse des seconds rôles délirants (Nacho Vigalondo, Santiago Segura…). Si son film, à la fois fantaisiste et amer, est moins trash que ses précédents, l’humour noir y est toujours omniprésent et le propos est plus gratiné que d’habitude, mais c’est bien dans l’émotion totale que se conclut Un Jour de chance, sur une musique puissante, des images fortes et une idée fédératrice. En jouant avec les cordes du pathos en plein second degré, Álex De La Iglesia fait surgir l’émotion quand on ne s’y attend pas (le second degré n’était qu’un leurre). C’est, avec 800 balles, son film le plus sensible et le plus émouvant.
Nous avons terminé la journée avec la projection de Citadel (que nous avions déjà pu apprécier durant le Nifff),un film irlandais traitant, sur un mode fantastique, de la violence des enfants (une thématique récurrente dans le cinéma britannique depuis quelques années). Bientôt papa, Tommy est sur le point de déménager avec sa femme Joanne. Mais un soir, alors qu'il rentrait, il assiste à l'agression de celle-ci qui est laissée pour morte. La jeune femme étant dans le coma, les médecins parviennent à sauver l’enfant. Traumatisé et agoraphobe depuis cet incident, Tommy essaie tant bien que mal de survivre avec son enfant.
Le réalisateur Ciarán Foy signe là un long-métrage stupéfiant se classant toujours dans les favoris. L'ambiance est aux petits oignons et les acteurs paraissent vraiment y croire (en particulier Aneurin Barnard, sosie de Elijah Wood) ce qui nous amène à y croire nous aussi et à être régulièrement sous pression. Citadel semble aussi confirmer un véritable traumatisme du cinéma anglais vis-à-vis de la violence des jeunes dans les cités. Certes le sujet et son traitement ne sont pas totalement nouveaux, et les diverses explications ne sont pas toujours convaincantes, mais Citadel reste techniquement maîtrisé, s'avère assez fin au niveau de son traitement psychologique et dispose de son lot de séquences oppressantes.
Citadel restera comme l’un des rares films à aborder l’agoraphobie post-trauma, trauma d’ailleurs souvent lié à la délinquance (cf. A Vif et Harry Brown). Le réalisateur ayant autrefois lui-même supporté l’agoraphobie suite à une agression, il parvient à retranscrire avec une authenticité saisissante cette angoisse claustrophobique permanente (Neil Jordan avait plutôt réussi l'exercice dans son A Vif). S’il relate le combat classique d’un homme affrontant ses peurs, il le fait par le biais d’une audacieuse allégorie : les peurs sont ici incarnées par d’étranges enfants-zombies (leur look déglingué fait froid dans le dos), métaphore fantastique d’une délinquance juvénile assimilée ici à un virus ou un « cancer à éradiquer », maladie dont le cœur est la tour sombre d’un H.L.M (un décor sordide des plus inquiétants). Ces monstres n’existent peut-être que dans sa tête, on ne le saura jamais, mais Citadel est bel et bien un pur film d’épouvante (les apparitions des "enfants" sont terrifiantes et le climax dans l’immeuble est incroyablement glauque et tendu) en même temps qu’un récit initiatique éprouvant (le héros se bat, littéralement, contre ses peurs et phobies) et une progression anxiogène dans la folie. Tomandandy compose une bande-son oppressante et le réalisateur multiplie les idées bien vues (le garçon aveugle protecteur nommé Danny, petit clin d’œil évident à Shining) pour souligner son propos. Entre horreur graphique psychanalytique et huis-clos psychologique paranoïaque, Citadel pourrait être la rencontre en Irlande entre Clive Barker et Roman Polanski (difficile de ne pas penser à Répulsion lorsque le personnage délire dans son appartement), le jeune cinéaste assumant pleinement ses références (David Cronenberg, L'Echelle de Jacob, Les Fils de l'homme...). Assurément l'un des meilleurs films de l'Etrange Festival.
> Vous pouvez retrouver la critique intégrale de Citadel ici.
Publié le samedi 8 septembre 2012 à 10h38
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Citadel
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