Critique L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps [2014]

Avis critique rédigé par Jonathan C. le lundi 10 mars 2014 à 15h02

du sang et des larmes

Sorti en 2010, l'expérimental Amer avait déjà radicalement divisé et décontenancé les spectateurs. Mais ça sera encore plus le cas avec L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps, l'effet de surprise en moins. En effet, tout en conservant le même style, la même atmosphère et les mêmes obsessions, remplaçant cependant le point de vue féminin d'Amer par un point de vue masculin (comme un autre versant d'un même cauchemar), ce deuxième film d'Hélène Cattet et de Bruno Forzani va encore plus loin dans les expériences narratives et esthétiques. Dans ce dédale cauchemardesque et vertigineux, un homme tente de retrouver sa femme disparue dans un immeuble dont les murs cachent des passages permettant de passer d'un appartement à l'autre et d'espionner les occupants (comme dans le génial Fou à tuer avec Klaus Kinski ou le mauvais La Locataire avec Hilary Swank).

Tel un film à sketchs, le récit principal contient plusieurs récits (celui de la vieille dame dont le mari a disparu, celui de l'inspecteur, celui de la femme du personnage principal, celui de l'homme dans les murs…), autant de courts métrages connectés les uns aux autres dans une structure labyrinthique qui, tout en étant presque anti-narrative, rend hommage à l'art du récit par les images (le film est en grande partie composé d'histoires racontées par des personnages), puisqu'il y a, comme dans Amer, très peu de dialogues ici (et quand il y en a ils sont totalement abscons). Seulement des murmures, des souffles, des cris, des bruits de respiration (la bande-son est d'une précision hallucinante). Truffé de leitmotiv, le récit joue beaucoup sur l'effet de répétition afin de recréer une sensation de cauchemar, ce qui le rend en contrepartie parfois agaçant et rébarbatif (il semble d'ailleurs ne jamais en finir).

Complètement déstructuré, le récit est bien plus complexe que la construction linéaire en trois tableaux d'Amer. Espace spatio-temporel flou et indéfini, perte de repères, rythme lent, personnages aux identités troubles (le personnage principal est doublé voire triplé), ruptures de ton déstabilisantes, effets kaléidoscopiques, multiplication des miroirs et des faux semblants : L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps troque la paranoïa d’Amer par une profonde schizophrénie et remplace Freud par Kafka. Dans le même ordre d’idées, la mise en scène est plus mobile, plus aérienne et plus virtuose que dans un Amer qui était entièrement composé de plans fixes. Tout est plus circulaire ici, plus sinueux et sournois, plus trompe-l'oeil, tout est propice au doute et à l'étrangeté (même le titre, qui ne trouve son sens que dans le dernier plan). La photo de Manuel Dacosse est toujours aussi soignée, toute en contrastes, saturations, stylisation graphique et jeux d'ombres et de silhouettes.

Habillé par l'Art Nouveau et par le fantôme d'Alfons Mucha (cf. la superbe affiche), L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps est un magma d'influences reprenant les obsessions, les fantasmes, les motifs récurrents, les figures de style (dont, forcément, le split-screen), les couleurs saturées ou les jeux de miroir des films d'Alfred Hitchcock, Mario Bava, Dario Argento, Brian De Palma, sans oublier Le Voyeur de Michael Powell, certains films de Roman Polanski et de David Lynch, et le cinéma de Satoshi Kon (la principale source d'inspiration des réalisateurs, selon eux-mêmes), mais à la sauce Hélène Cattet / Bruno Forzani, qui composent là quelque chose de très original avec des références lourdes à porter. Le tandem fait d'ailleurs une superbe utilisation de morceaux (peu connus) d'Ennio Morricone, ce qui était déjà le cas dans Amer. Comme ce dernier, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps n'est pas qu'une simple relecture d'un genre, ni un vulgaire hommage clin d'œil, ni un pastiche, même s'il est aussi tout cela en même temps. C'est une œuvre très singulière et personnelle qui a son propre style, et quel style. En fin de compte, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps, ésotérique et parfois hystérique mais raffiné et toujours élégant même dans sa folie, ne raconte pas grand-chose (disons plutôt qu'il ne s'y passe pas grand-chose mais que ce pas grand-chose en dit beaucoup) et on ne sait pas vraiment ou il mène, même dans sa conclusion. Ça reste un pur exercice de style, exécuté avec brio (c'est visuellement superbe, le traitement des couleurs est d'une précision absolue, et le travail sur le montage et le mixage est bluffant).

On retrouve ici les mêmes éléments typés giallo que dans Amer  (et leur sketch Orgasm pour ABCs of Death) : visions cauchemardesques ou oniriques (se matérialisant ici en délires expressionnistes ou pop), exploration des peurs et des angoisses, outrances graphiques, séquences hitchcockiennes, gueules inquiétantes et visages de femmes apeurées, hallucinations démentes, parfum de mystère oppressant, atmosphère proche du fantastique, érotisme macabre et tendu, thèmes du désir mortuaire, de la folie et du trouble identitaire, cadavres, ombres et fantômes, tueur masqué, élans de fétichisme, mutilations (l'inévitable rasoir) et strangulations, fulgurances saisissantes, bande-son entêtante, alternances entre ellipses brutales et étirement absolu de la durée, entre très gros plans et plans larges, entre pulsions et répulsion...Tout est là, exagéré car ultra-stylisé mais servant le(s) récit(s). Mais là ou l’intrigue d’Amer n’avait rien à voir avec les histoires relatées dans les giallis italiens qu’il exploite, celle de L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps s’en rapproche plus.

On peut regretter un casting imparfait et cette manie du cinéma de genre français (même si, dans certains cas de coproductions franco-étrangères, c’est plus une obligation financière qu’une manie) à prendre des acteurs étrangers pour les faire jouer en français, ce qui donne des dialogues pas très bien récités et pas toujours audibles. On pourrait penser que L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps est lié à l’Italie en terme de production, mais il n’en est rien puisqu’il s’agit en fait d’une production franco-belge-luxembourgeoise et la plupart des acteurs sont donc d’origine allemande ou néerlandaise. Ça parle d’ailleurs tantôt français tantôt allemand, et c’est tourné à Nancy et à Bruxelles.

Amer et L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps démontrent que leurs réalisateurs ont bien compris que le giallo était un cinéma visuel privilégiant les sensations (d'où emploi du Cinémascope), un cinéma de l'observation et du voyeurisme (tout ici est regard, d'où le grand nombre de plans sur les yeux), d'économie de dialogues (ce qui n’est pas plus mal puisque l’interprétation est assez outrancière), de figures de style et de points de vue : des caractéristiques qui atteignent un certain paroxysme dans ces deux films sensitifs et intuitifs, ou il n'y a quasiment pas de dialogues, seulement une succession d'images étranges qui, en s'accumulant, forment une drôle d'histoire, ou plutôt un tableau sordide de la Mort et de la sexualité (soit deux grandes et indissociables composantes du giallo) à travers le ressenti d’une femme dans Amer (c’était une sorte de plongée freudienne dans la psyché féminine) et d’un homme dans L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps (d’ailleurs un détail qui en dit long sur cette intention de faire un film plus masculin : dans Amer le nom d’Hélène Cattet était situé avant celui de Bruno Forzani, dans L'Etrange Couleur c’est le contraire). Pour cela, les réalisateurs usent des codes d’un genre autrefois avant-gardiste qui traduit la psychologie visuellement, parfois de façon poétique même dans ses violentes fulgurances graphiques, et parviennent alors à toucher au fondement-même du genre très ambigu et métaphorique.

Tout en s'inscrivant dans le registre du cinéma bis, entre érotisme (très soft) et violence graphique (mutilations, meurtres corsés, SFX de David Scherer...) dans une histoire de tueur très psychanalytique, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps est une expérience physique et « chimique », filmée en 35 mm et en Cinémascope. Un film inconfortable, agressif, éprouvant, énervant, qui malmène le spectateur quitte à le laisser sur le carreau et à provoquer sa colère. A rapprocher du fascinant Berberian Sound Studio de Peter Strickland. Les réalisateurs disent malgré tout avoir voulu faire du cinéma d’exploitation divertissant, généreux, ludique et festif, même si on ne peut pas vraiment dire que leur film s'adapte au pop-corn ni à l'esprit grindhouse. Sensoriel, hypnotique et instinctif, interrogeant en permanence la perception du spectateur, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps contient de nombreuses interprétations, plusieurs dimensions, plusieurs niveaux de lecture. Encore faut-il que le spectateur ait envie d'explorer ce contenu. Comme Amer, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps a fait la tournée des festivals (le Paris International Fantastic Film Festival, Gerardmer, Toronto, Locarno, etc.) avant d’atterrir dans une poignée de salles françaises : l’expérience est à vivre au cinéma, donc autant profiter de cette sortie en salles.

La conclusion de à propos du Film : L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps [2014]

Auteur Jonathan C.
70

Expérimental au point d'en devenir parfois gratuit, fétichiste et répétitif, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps est, plus encore que le déjà perché Amer, une expérience sensorielle fascinante qui ne peut laisser indifférent (en bien ou en mal) et dont l’audace serait presque provocatrice ; on ressort avec plein d'images, de sons et de musiques dans la tête. Se plonger dans un tel bad trip est un plaisir quasi-masochiste, un envoutement délicieusement vénéneux. Alors que la tendance est aux néo-giallo (ces films référentiels qui reprennent l’univers du giallo tout en restant singuliers et personnels, de La Solitude des nombres premiers à Blind Alley en passant par Masks ou Berberian Sound Studio) et que Dario Argento n’est pas parvenu à ressusciter le genre qu’il a popularisé il y a 40 ans, L'Etrange Couleur des Larmes de ton Corps va bien au-delà pour affirmer une véritable réflexion sur le pouvoir des images et de la bande-son, autrement dit du cinéma. En résulte un OFNI dans le paysage audiovisuel français, comme si un giallo de Dario Argento avait été réalisé par Satoshi Kon. A déconseiller fortement à ceux qui n’avaient déjà pas accroché à Amer, mais à conseiller fortement aux adeptes d’expériences cinématographiques alternatives.

On a aimé

  • Un plaisir des sens
  • Une esthétique superbe
  • Une atsmophère unique

On a moins bien aimé

  • Un récit trop répétitif
  • Des acteurs en roue libre

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