Critique Biographie comparée de Jorian Murgrave [1985]

Avis critique rédigé par Nicolas W. le jeudi 4 novembre 2010 à 16h43

Qui est Jorian Murgrave ?

"L'arrestation de Jorian Murgrave a été accueillie par les peuples du monde avec un sentiment de soulagement auquel votre journal a fait largement écho. C'est pourquoi rein n'explique l'ignorance dans laquelle vous maintenez votre public depuis cette date. Vos colonnes restent à peu près vides sur tout ce qui concerne l'incarcération du murgrave et le résultat des interrogatoires auxquels il aura sans doute été soumis."

Sur Terre, un nom occupe tous les esprits : Jorian Murgrave. Originaire de Szeczka, une planète détruite par la guerre, cet extra-terrestre a de quoi effrayer : dix-huit pattes, un unique œil et des pinces capables de décapiter à tout va, il ne semble pas très amical. D'autant plus qu'on le prétend coupable de crimes rituels atroces sur ses biographes, des hommes fascinés par le non-terrestre et qui se sont mis en tête de regrouper tous les documents que le xénomorphe a semés dans son périple. Malgré l'engagement de brigades spéciales pour le traquer puis son emprisonnement dans la forteresse de Kostychev où on le soumet aux plus atroces supplices, rien ne parvient à anéantir Murgrave. Seule l'intervention des biologues pour s'introduire dans ses rêves effrite ce sentiment d'invincibilité. Mais en fait, qui est Jorian Murgrave ?

En 1985, un auteur mystérieux fait son apparition dans la collection Présence du futur de Denoël. Connu sous le pseudonyme d'Antoine Volodine, cet écrivain français a essuyé de nombreux refus avant d'atterrir dans le milieu de la science-fiction. Il faut dire que pour l'époque, Volodine a de quoi surprendre. Avec Biographie comparée de Jorian Murgrave, il présente un livre inclassable et qui flirte avec l'expérimental. Résigné à le classer en SF, l'auteur publiera par la suite trois autres romans dans la même collection dont le lauréat du Grand Prix de l'imaginaire 1987 avec Rituel du mépris. Bien plus tard, en 2003, Antoine Volodine a imposé son style et son propre genre - le fameux post-exotisme - avec des ouvrages aussi marquants que Des Anges Mineurs ou Dondog. C'est cette année-là que choisit Denoël pour ressortir l'intégrale des quatre volumes parus chez la défunte collection Présence du Futur. Sobrement intitulé Volodine, il regroupe Un navire de nulle part, Rituel du mépris, Des enfers fabuleux et Biographie comparée de Jorian Murgrave. Commençons donc par ce dernier.

L'intégrale de la collection Des Heures Durant pose un petit problème au lecteur néophyte d'Antoine Volodine, celui de ne pas présenter les quatrièmes de couverture originales... Anecdotique me direz-vous ? Pas si sûr. Biographie comparée de Jorian Murgrave est un roman qui épouse totalement le concept d'étrangeté. Un véritable OLNI. Le lecteur attentif et persévérant pourra tirer de ces quelques 224 pages la substantifique  moelle de l'intrigue. Les autres auront tôt fait de chercher la quatrième de couverture de Présence du futur. Il faut l'avouer, comme premier roman, Antoine Volodine accouche d'une œuvre dure à aborder et surtout labyrinthique. Contrairement à ce que laisse supposer le titre, il ne s'agit pas d'un livre à la trame linéaire. Il se compose d'abord de minces chapitres rassemblant des lettres, des avertissements, des préfaces et un tas de petits documents venant entourer les gros morceaux que sont les chapitres gravitant autour de Murgrave lui-même. Dans ceux-ci, l'extraterrestre n'apparait jamais directement, il change de nom et souvent de forme. Ces histoires laissées en arrière par celui que l'on prétend être un monstre se révèlent obscures, parfois même opaques. La volonté d'Antoine Volodine s'appréhende du point de vue du conteur. Tous ces récits ressemblent à des contes, des fables mettant en scène Jorian Murgrave sans jamais le nommer et retraçant de façon toute symbolique sa vie et ses pensées. On apprend de son enfance sur Szeczka dans une école qui tient plus de la prison et de l'abattoir que de l'établissement scolaire, ou encore de ses idées politiques dans un récit surréaliste et oppressant. Seul le chapitre sur Kostychev fait exception en se livrant à un autre exercice, celui de l'intrication du rêve et de la réalité. Non content de le torturer continuellement, les hommes pourchassent Murgrave dans ses rêves pour le faire plier. Ainsi, on se retrouve mêlé à ce jeu atroce qui se livre dans la tête de l'extra-terrestre et qui brouille ses souvenirs et ses pensées. Comme vous vous en doutez, le résultat est pour le moins surprenant. Volodine n'a pas encore la maîtrise qu'il affiche aujourd'hui et se prend parfois à son propre piège de l'obscurantisme. Pourtant, la plupart du temps, il réussit son pari et impressionne. On recoupe de ce fait nombre d'éléments qui permettent de se faire une idée plus précise sur le supplicié. On ébauche dès lors, comme les brigades terriennes et les biographes cherchant à percer les secrets du Murgrave, un profil et une histoire.

Outre la forme de l'ouvrage, c'est le ton adopté par Volodine qui surprend. Dès son premier roman, le français met en place la majorité de ses obsessions que l'on retrouvera dans ses œuvres ultérieures. La première de celles-ci porte sur la souffrance. Comme beaucoup de personnages qu'Antoine Volodine inventera, Jorian Murgrave subit la torture des humains qui prennent un plaisir malsain à le détruire physiquement. L'insupportable séquence dans Kostychev rappelle les pires atrocités commises par l'homme. Cet ersatz de prison politique fusionne l'horreur moderne de la torture méthodique avec celle moyenâgeuse du cadre de la forteresse. Le résultat glace le sang. Mais cette souffrance se retrouve aussi avec l'enfance fantasmée de l'extra-terrestre sur sa planète en guerre, dont le récit ressemble à un conte pour enfant passé dans un jet d'acide et de sang. Rien n'est drôle chez Volodine. Autre obsession, celle de positionner son intrigue dans un monde du style URSS ou post-soviétique saupoudré d'un soupçon d'Asie. Le principal journal s'intitule Vsemirnaïa Pravda, les noms des protagonistes et des lieux ont une consonance toute asiatique, Kostychev renvoie au goulag... Bref, pas d'Amérique ou d'Europe là-dedans. Comme il se plaira à le faire par la suite, l'écrivain installe son récit dans un univers post-apocalyptique profondément noir et désespérant. Les humains vus par Jorian Murgrave apparaissent loqueteux et plus proches de l'insecte ou du déchet. Les villes aperçues reflètent la guerre continuelle avec ses relents de misère et de radioactivité. L'humanité est piégée dans sa propre agonie par sa propre faute. L'ironie du roman tient dans cette constatation que Murgave fuit sa planète détruite par la guerre pour tomber sur un monde tout aussi ravagé appelé Terre. De ce fait, il est pourchassé et torturé simplement pour être un extra-terrestre et les hommes focalisent leurs peurs sur lui. On ne sait jamais clairement si l'extra-terrestre est bon ou mauvais mais ce qui est sûr, c'est que les Terriens sont des monstres. Dernière idée importante de Biographie comparée de Jorian Murgrave, la politique et la révolution. Antoine Volodine foudroie ces concepts notamment au cours d'un récit surréaliste d'une prise d'hôtel de ville vide par une unique personne. Non seulement la révolution ne mène nulle part mais en plus elle n'a aucun sens. La lutte ne mène qu'à un endroit, la mort ou une condition pire encore. Dès lors, plus d'espoir.

Jorian Murgave n'a plus à espérer. Cependant, aussi monstrueux d'apparence qu'il soit, Antoine Volodine le rend plus humain que les hommes croisés dans le récit. L'auteur semble tirer de la souffrance de la créature une sorte d'espoir indéfinissable, celle d'un être qui s'échappe de son corps par le rêve. On retrouvera cette notion dans de multiples romans de l'écrivain, on pense notamment au héros Des Anges Mineurs et ses narrats. Le rêve, ultime échappatoire, sera aussi le lieu de mise à mort de l'extra-terrestre. Puisque l'homme détruit tout, sa planète, sa civilisation, son humanité, pourquoi ne pas en finir en détruisant aussi le rêve, la dernière liberté ? On se doute dès lors que cette noirceur extrême, cette vision au vitriol de l'homme et la déroutante forme du récit ne pouvaient qu'effrayer nombre d'éditeurs de l'époque. Un peu comme un certain K.W. Jeter avec son Dr Adder (critiqué ici). Pourtant, et malgré ses défauts de jeunesse, son manque de clarté et sa densité simplement trop importante, Biographie comparée de Jorian Murgrave marque le lecteur. Et il ne sera que le premier roman d'un auteur devenu aujourd'hui incontournable.

"Il décrivait les mythes des anciens Terriens, les histoires merveilleuses des hommes qui apprenaient à dépasser les limites de leur petitesse, à faire reculer les atteintes de la peur et du désespoir. Je me rappelle son front inspiré, son sourire à la bienveillance étudiée, l'élégance de ses gestes. Et aussi quelques-uns des récits qu'il évoquait. Aujourd'hui les légendes revivent à leur manière : aujourd'hui les hommes sont habillés de lambeaux graisseux; ils terrassent de très, très petits dragons avec des morceaux de planches."

Merci à Amandine V. pour la relecture.

La conclusion de à propos du Roman : Biographie comparée de Jorian Murgrave [1985]

Auteur Nicolas W.
80

Inclassable récit au propos aussi noir que la suie, Biographie comparée de Jorian Murgrave surpasse ses défauts par une originalité de forme et de ton sidérante. En 1985, Antoine Volodine publiait son premier roman et aujourd'hui encore celui-ci reste une œuvre à explorer, à arpenter, à sonder. Même si l'on n'en ressort pas indemne...

On a aimé

  • La forme originale
  • Le ton singulier et noir
  • Les idées explorées
  • L'univers Jorian Murgrave

On a moins bien aimé

  • La difficulté de la forme adoptée
  • Le manque de clarté de certains passages
  • Parfois trop opaque..

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