Critique Grendel [2011]

Avis critique rédigé par Nicolas W. le lundi 7 février 2011 à 00h34

Puisque tout redeviendra cendres

"Je parle et je parle, je tisse un sortilège, une pâle peau de paroles qui m'enferme comme un cercueil. Pas dans une langue que personne entende encore. Giclée de bruits, marmonnements qui dégénèrent, je les crache devant moi dans tous les coins où je me glisse, tel un dragon calcinant son chemin à travers lianes et brouillards."

En ce début d'année 2011, la collection Denoël Lunes D'encre a jeté son dévolu sur un titre atypique avec Grendel de John Gardner. Inconnu sous nos latitudes faute de réédition, le romancier et essayiste américain n'en reste pas moins un auteur incontournable outre-Atlantique. Avec cette relecture d'un des mythes fondateurs du monde anglo-saxon, le poème héroïque Beowulf, Gardner touche au dangereux exercice de la réécriture d'une pierre angulaire de la culture mythologique. En faisant fi des genres et en s'appropriant entièrement la légende pour mieux la magnifier, il s'essaye à un jeu risqué. Mais avant de parler plus avant de Grendel, attardons-nous un moment sur ses origines.

Grendel apparait dans le plus ancien long poème écrit en vieil anglais : Beowulf. Celui-ci fut vraisemblablement écrit vers l'an mille et conte les exploits du héros du même nom. On fait connaissance avec le roi Hrothgar, un des chefs de guerre Danois, dont le pays ploie sous les coups d'une horrible créature nommée Grendel. Après douze années d'atrocités, un héros Gaut (ou Géats selon les versions) débarque sur les rivages de ce royaume oublié des Dieux. Beowulf offre son service au roi et finit par vaincre la bête en lui arrachant un bras. Il devra ensuite affronter la colère de la mère du monstre, qu'il tuera finalement. Bien plus tard, le héros devenu roi doit faire face à une nouvelle menace qu'il lui sera fatale, un dragon. Récit héroïque classique et fondateur, Beowulf magnifie la figure du héros par l'intermédiaire du guerrier Gaut. Il en profite aussi pour discourir sur des principes moraux fondamentaux comme la droiture et le courage, tout en mettant en garde contre la cupidité. Si le poème n'est pas une condition sine qua non pour aborder le roman de Gardner, on recommandera plus que chaudement sa lecture, ne serait-ce que pour enrichir sa culture personnelle. D'autant plus que le récit a fait l'objet de nombreuses adaptations comme le film d'animation La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis (assez peu fidèle tout de même). Notons qu'André Crépin a effectué un excellent travail de traduction pour l'édition poche avec texte original.

Mais, revenons à Grendel. Vous l'aurez compris, le roman de John Gardner se penche sur la face cachée du vieux poème anglais. En adoptant le point de vue du monstre, l'américain trahit totalement cette célébration de la figure héroïque qui formait le cœur du récit original. On suit donc les actes et les errements de Grendel depuis ses premiers contacts avec les hommes jusqu'à sa rencontre fatale avec le Gaut. En se faisant fort de prendre les attentes d'une telle entreprise à contrepied en évitant tout déchainement de violence gratuit, John Gardner offre au lecteur non seulement une histoire profondément marquante mais également d'une densité ahurissante.

"Grendel, c'est le tableau vu du point de vue des diables, avec des saints qu'on entrevoit parmi les arbres." En terminant sa préface par cette assertion, Gardner cerne d'un seul tenant tout son récit. L'auteur renverse les perspectives et nous dépeint un Grendel qui a perdu de sa nature monstrueuse. En adoptant le point de vue du diable, Gardner va détruire les certitudes acquises à la lecture de Beowulf. On s'immisce dans les pensées du rebut alors qu'il en est à la douzième année de sa guerre contre le roi Hrotgar. Douze. Un chiffre totem qui hante à la fois Gardner et Beowulf. Gardner a perdu son frère à douze ans en le tuant tragiquement avec un engin agricole comme Grendel mènera douze années durant une campagne de terreur à l'encontre des Danois avant que l'écrivain ne nous le présente par l'intermédiaire de son récit. Ce n'est qu'en toute logique que la mort de Beowulf se voit saluée par douze cavaliers. Inévitablement, Gardner s'incarne en Grendel et exorcise ses fantômes par les mots.

En endossant le rôle du monstre, John Gardner plonge au commencement. Les Danois ne sont pas encore unis sous l'égide du roi Hrothgar et les hommes s'agitent vainement et cruellement autour de Grendel. D'une façon tout à fait pertinente, Grendel disserte sur le monde et la vacuité de l'existence. Mieux encore, il cherche à communiquer et à sympathiser avec ces étranges créatures frêles aux armes brillantes. Bien vite, il s'aperçoit que celles-ci ne se contentent pas de s'entretuer mais qu'elles aspirent à former clans et villages. En même temps que la créature, le lecteur comprend que les hommes n'ont aucun respect pour la vie et que leurs agissements n'ont rien de noble. En vérité, l'humain se rapproche plus de la bête et du démon que Grendel lui-même malgré son apparence répugnante. Celui qu'on accuse de tous les maux s'avère finalement un être sensible et intelligent mais effroyablement seul, dont la pensée toute entière tend vers la compréhension de son existence et de la réalité qui l'entoure. On le surprend tour à tour poétique ou théâtral (Gardner en profite pour jouer avec l'écriture en n'hésitant pas à parodier plus avant le poème anglo-saxon) avant qu'il ne s'enfonce dans une quête de sa propre raison d'être et dans son rapport vis-à-vis des hommes suite à sa rencontre avec le dragon. Celui-ci  discute en effet avec Grendel l'espace d'un chapitre pour l'instruire et le désespérer à la fois. Gardner se moque de la démarche philosophique mais retrouve un sérieux sidérant lorsqu'il expose sa vision nihiliste du monde. En un seul acte, Gardner impose tout son génie. Outre l'ombre du dragon, la figure maternelle occupe une place à part dans le récit où la mère de Grendel trône au sommet d'une pile d'ossements. Copie vieillie du monstre, à la fois dégoutante et attendrissante, elle n'aura de cesse de rappeler à son engeance son inéluctable destinée à l'ombre d'une grotte qui n'est pas sans renvoyer à l'allégorie de Platon puisqu'elle se contente de geindre en contemplant un monde de ténèbres sans jamais atteindre la connaissance que découvrira son fils.

Non content de redéfinir Grendel et l'homme sous l'abord d'un regard destructeur, il déconstruit la figure héroïque. D'abord grâce à un personnage capital, le héros Danois Unferth. Ce dernier apparait dans Beowulf pour remettre en question les exploits du Gaut. Dans Grendel, il devient l'incarnation de l'héroïsme dans une optique froidement réaliste et surtout pathétique. A l'aune de son passé, on aborde le discours du Danois sous un tout autre jour lorsqu'il prend la parole contre Beowulf. Ce dernier n'apparait naturellement que dans les dernières pages en tant que figure démente et dérangée, bien plus effrayante que Grendel ne l'a jamais été. En condensant la folie humaine et la rage sanguinaire qui caractérisent cette espèce, Beowulf parachève l'entreprise de Gardner et nous fait prendre le parti du Diable. Définitivement.

Nihiliste au possible dans son discours - Grendel crée le monde tel qu'il est en focalisant la rage des hommes sur lui, tout comme le dragon voit la société des hommes comme une ride sur la flaque que forme la course du temps -, l'œuvre fustige logiquement la religion et les dieux. Suprême trahison de Beowulf mais magnifique plaidoyer sur la bêtise humaine. Si de multiples thèmes fusent à travers le récit, il n'en devient pourtant jamais illisible. Cela grâce au talent de conteur et de vulgarisateur accompli de Gardner qui raconte tel un barde les mésaventures de son monstrueux enfant. On salue également l'excellentissime post-face de Xavier Mauméjean et l'éclairage qu'il apporte sur le roman, notamment en mettant en relation la légende de Caïn et Abel avec l'histoire personnelle de l'auteur.

"Les choses vont et viennent, dit-il. C'est là le fond de la question. Dans un milliard de milliards de milliards d'années tout sera revenu et reparti plusieurs fois, sous diverses formes. Même moi, j'aurai disparu. Un certain homme, c'est absurde, va me tuer. Terriblement dommage, cette perte d'une forme de vie remarquable. Les conservateurs vont pousser de haut cris."

Remerciements à Amandine V. pour la relecture.

La conclusion de à propos du Roman : Grendel [2011]

Auteur Nicolas W.
92

Premier joyau de cette année, ce court roman permet à John Gardner de réaffirmer son immense talent dans nos contrées. Plonger dans Grendel, c'est frayer avec l'ange déchu pour disséquer le démon humain, c'est faire fi de la monstruosité pour y déceler la poésie.

On a aimé

  • La réappropriation du mythe
  • Grendel lui-même
  • Le passage avec le Dragon
  • La densité affolante de l'oeuvre
  • La pertinence du propos
  • Le style de Gardner
  • La post-face de Mauméjean

On a moins bien aimé

  • Il est de bon ton de lire Beowulf avant
  • Les amateurs d'action seront déçus

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