Critique L'importance de ton regard [2010]
Avis critique rédigé par Nicolas W. le samedi 9 octobre 2010 à 22h24
L'importance de son talent
"Il est toujours en short. Au début, on croit que sa peau est teintée, comme chez la plupart des gens qui se font des kits animaux, mais non, lui il a une vraie fourrure, orange à rayures noires sur le do, plus claire sur le ventre. Il nous avait un peu raconté comment il avait fait, une fois : d'abord il a fait le traitement standard (brûlures électriques au laser) pour se faire tomber tous les poils et les cheveux. Pour la fourrure, il a chassé pendant trois mois suffisamment de chiens et de chats errants, en complétant avec des rats pour les poils les plus courts, afin de rassembler toute la matière première."
Rivière Blanche est un éditeur plutôt atypique puisqu'on ne le trouve pas dans les grandes enseignes et qu'il ne vend que par correspondance. Cela ne l'empêche pourtant pas de gratifier le lecteur d'excellentes initiatives comme la série Dimension qui regroupe des nouvelles autour d'un thème commun - Dimension URSS ou Dimension Suisse. Aujourd'hui, Rivière Blanche propose un recueil composé par les nouvelles du français Lionel Davoust. Ancien directeur de la revue Asphodale et traducteur confirmé, il n'en reste pas moins un écrivain de talent. On avait déjà pu parler de lui dans l'anthologie Rois et Capitaines (critiquée ici) pour L'impassible Armada mais aussi (et surtout) pour son premier roman aux toutes jeunes éditions Critic : La Volonté du Dragon (critiqué là). Avec L'importance de ton regard, Lionel Davoust montre au public son talent de nouvelliste... Et quel talent !
Dix-sept nouvelles et une novella composent ce recueil sous une très belle couverture d'Anne-Claire Payet. Ingénieur halieute de formation, Lionel Davoust s'intéresse forcément beaucoup au milieu maritime. Qu'il s'agisse de marins coincés dans la glace de L'impassible Armada ou des pêcheurs de Never Think of The Perfect Storm et Lions et espadons (sans parler de la guerre maritime de son roman La Volonté du Dragon), l'auteur fait partager cette passion à son lectorat. Si L'impossible Armada nous entraîne dans la folie et la rage des abordages avec brio, les deux dernières abordent le thème cher de l'exploitation du milieu marin et de ses conséquences sur l'écologie mais aussi sur les pêcheurs eux-mêmes. On comprend rapidement que Lionel Davoust s'interroge sur l'avenir et sur ce qui attend les nouvelles générations à travers les dangers actuels qui menacent de nous engloutir. A ce titre, Lions et espadons s'avère beaucoup plus réussi que sa petite sœur qui apparaît plus comme un amuse-gueule. L'effrayante entreprise Intramarket détient le monopole de la pêche dans ce futur pas si lointain et renvoie directement à d'autres tragiques conséquences du capitalisme.
Ainsi, dans Tuning Jack - une des meilleures nouvelles du recueil - on découvre un futur où l'homme devient lui-même customisable. La publicité vante les mérites du body-tuning, à force de plaque pectorale ou d'iris Afflelou, et la société suit, s'adapte. Le jeune Jack et les adolescents ne jurent plus que par ces nouvelles avancées, aussi ridicules et dangereuses soient-elles. Il faut se modifier pour être à la mode, il faut se démarquer des autres avec les meilleures améliorations possibles tout en s'uniformisant par ces pratiques. Tout le paradoxe est là. En filigrane,Davoust en profite pour égratigner la téléréalité avec l'absurde Appartements de tous les dangers où les participants évitent les pièges du lieu comme ils peuvent. On rigole beaucoup. Jaune surtout. L'écrivain dissèque la société actuelle et la transpose dans un futur drôle et absurde de prime abord, mais terrifiant par la suite. Ce mordant envers la politique de consommation et de marketing se retrouve encore dans l'excellent Récital pour les hautes sphères. Plus de pêche ou de tuning ici, mais de la musique avec un homme essayant de vendre la mélodie qu'il perçoit dans sa tête depuis qu'il est sourd. Par un humour corrosif, Lionel Davoust démonte les grands majors et la conception musicale actuelle qui dénature le talent artistique. La musique doit être vendeuse, le reste importe peu. Alors qu'on croit déjà connaître tout ça, on tombe sur la chute et on s'aperçoit que le consommateur lui-même n'en est pas moins responsable. Un joli trait d'intelligence de la part du français. Ce thème de consommateur coupable se retrouve dans la novella L'importance de ton regard. En parodiant le jeu massivement multijoueurs tel que World of Warcraft - transformé ici en Unicraft - Lionel Davoust s'attaque au monde virtuel. Au risque de nous resservir les mêmes enseignements lourds et infondés à base de "le jeu-vidéo, c'est le mal", il expose un monde où le jeu devient primordial et où la planète entière y joue, laissant le réel à l'abandon. Ce n'est pourtant pas tant l'influence néfaste du jeu-vidéo que le comportement humain et le monde terne qui nous entoure qui forment le cœur de l'intrigue. Le consommateur joue parce que tout le monde le fait mais aussi parce que la vie réelle s'avère décevante et sans aucun intérêt. L'auteur altère la structure temporelle du récit et l'on se retrouve bien vite comme ces joueurs qui perdent toute notion de temps. Un récit brillant.
Le temps occupe également une grande place dans les écrits de Davoust. Il en joue dans L'importance de ton regard et il le mêle à d'autres thématiques dans plusieurs nouvelles. D'abord dans le surprenant L'île close, où le temps semble figé. Condamné à revivre la Geste, Arthur, Guenièvre et les chevaliers de l'époque s'opposent inlassablement sans jamais pouvoir quitter l'île. Hors du temps, ce sont les archétypes héroïques qui priment dans ce récit. Le temps ne peut les altérer. Ils restent égaux à eux-mêmes. Seul l'inconscient humain peut les modifier. Peu importe le nombre de versions qu'a inventé l'homme -Arthur ou Beowulf, Camelot ou Avalon - il n'appartient qu'à lui de les faire évoluer. Autre archétype persistant, celui de l'inspiration, avec cette Prague intemporelle dans A la manière de... où se surajoute la problématique de la création artistique. Un texte poétique qui donne vie à la cité urbaine à travers ses monuments et ses multiples facettes. Regarde vers L'Ouest aborde le versant de la difficulté à créer en y ajoutant une intrigue plus douloureuse, la famille et la séparation. Une nouvelle touchante avec ce père tiraillé entre son envie de création et son enfant qu'il redécouvre. C'est aussi dans le temps qu'évolue le principal acteur de la nouvelle En attente de jugement. Condamné à errer dans les époques pour rapporter à Dieu les pierres précieuses qui donnent à l'homme le pouvoir de s'épanouir, le juif qui jadis insulta Jésus ne cache pas sa lassitude après deux-mille ans de quête. Le temps se perçoit à rebours et les notions de bien et de mal se brouillent. En attente de Jugement s'affiche comme un exercice de style des plus réussis.
Il arrive également que le temps qui s'écoule se mêle à un des thèmes favoris de l'auteur, celui de la figure héroïque. Avec Bataille pour un souvenir, le mélange fait surgir peut-être le plus beau texte du recueil. S'inscrivant dans l'univers fantasy d'Evanégyre - comme La Volonté du Dragon ou encore la nouvelle Quelques grammes d'oubli sur la neige au sein de l'anthologie Magiciennes et sorciers - on y rencontre des guerriers hors du commun, des guerrier-mémoire. Pour servir leur art de la guerre, ceux-ci mettent en gage leurs propres souvenirs, leur propre existence. Ainsi, leur vie s'efface à chaque coup porté à l'ennemi. Un ultime renoncement pour défendre sa patrie. Le temps comme une arme. L'héroïsme comme ultime recours. Une véritable perle de poésie guerrière. Le héros de Lionel Davoust fait preuve d'abnégation et d'esprit de sacrifice pour protéger les siens. On retrouve cela dans le perpétuel sacrifice d'Arthur ou dans l'ultime bravade du juif d'En attente de Jugement. On citera aussi le personnage principal du Joueur de l'Ombre, Adam, contre un ennemi plus abstrait, celui de la maladie. Au moyen d'un jeu d'échecs (écho du jeu au centre de La Volonté du Dragon), le malade affronte sa maladie et se bat littéralement pour la vaincre. Un récit sensible sur un sujet difficile.
Du côté des nouvelles vraiment courtes, seule une se démarque. Personne ne l'a vraiment dit imagine la suite de l'histoire de Pinocchio. Une suite pour adulte emplie de tristesse et d'une certaine forme de poésie macabre et cruelle. Une réussite impressionnante. On peut aussi y ajouter la très drôle Causes de la mort, où Lionel Davoust reprend paradis et enfer l'espace d'une séance de procès divin des plus drôles. Nous sommes Coatl et Devant tentent de faire surgir l'émotion et la poésie avec un départ vers un nouveau monde pour la première et une rencontre fantastique pour la seconde, mais elles ne convainquent jamais, surement trop courtes pour cela. Inventaire est un exercice de style finalement dispensable et Prière à Aarluk, malgré une maitrise stylistique manifeste, n'accroche pas la mémoire du lecteur. C'est d'ailleurs une récurrence dans toutes les nouvelles du recueil : le style magnifique de l'auteur. Sa façon d'écrire et de retranscrire des images, des idées fortes par les mots s'affirme comme un des grands points forts du recueil. Lionel Davoust maitrise la langue française et en use de la plus agréable des façons. Les nouvelles et les registres changent, la force de l'écriture reste. Mentionnons également l'excellente postface de Bruce Holland Rogers en guise d'épilogue. Deux points faibles seulement entachent L'importance de ton regard. D'abord, on regrette l'agencement des nouvelles dans quatre parties finalement assez hétérogènes. On aurait préféré surement des thématiques plus claires. Autre bémol, relatif cette fois, la provenance des textes. La plupart proviennent d'autres anthologies ou recueils tels que L'impassible Armada (Rois et Capitaines), L'île Close (De Brocéliande en Avalon) ou encore Bataille pour un Souvenir (Identités). Il est certain que ceux qui possèdent déjà ces ouvrages verront ce recueil comme accessoire. Les autres eux ne s'en soucieront guère.
"Rien ne subsiste sur le passage de nos furies guerrières. Les hommes tombent à terre, engoncés dans leurs carcans futiles; leur sang et leurs entrailles se mêlent aux cristaux-vapeur blanchâtres et aux liquides noirâtres vomis par les machines découpées. Il n'y a que la steppe pour répondre à leurs plaintes; Fraél et moi traçons un sillage de mort au travers des rangs d'Asreth. Chaque fois que nous tuons, nous mourons aussi un peu; tels des charognards de notre propre mémoire, nous nous dépouillons de ce qui fait sens dans nos vies."
Remerciements à Amandine V. et Nadine L. pour la relecture
La conclusion de Nicolas W. à propos du Recueil de nouvelles : L'importance de ton regard [2010]
L'importance de ton regard porte bien son nom. Peu d'ouvrages méritent autant que le regard s'y attarde que ce recueil. Avec des perles comme Tuning Jack, Bataille pour un souvenir, En attente de jugement ou encore L'île close, le livre aligne d'autres textes tout aussi recommandables et excellents. Pour peu, Lionel Davoust apparaitrait comme meilleur nouvelliste que romancier. Et lorsque l'on sait le plaisir de lecture que nous avait apporté son premier roman, on laisse le soin au lecteur de s'imaginer à quel point L'importance de ton regard s'affirme comme un indispensable pour tout amateur d'une littérature à la fois belle et intelligente.
On a aimé
- Bataille pour un souvenir
- L'île Close
- En attente de jugement
- Tunning Jack
- L'impassible Armada
- L'importance de ton regard
- Le style de Lionel Davoust
- Une mine de bonnes idées
On a moins bien aimé
- Inventaire
- Nous sommes Coatl
- Devant
- Prière à Aarluk
- Peu d'inédits
- Un ordre de nouvelles perfectible
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