Critique Les aigles puent [2010]
Avis critique rédigé par Nicolas W. le vendredi 15 octobre 2010 à 00h30
Abandonnez tout espoir
"Il s'était affaissé parmi les scories, et il conservait les yeux clos, même quand de nouveau il toussait et vomissait. La migraine lui avait enlevé toute envie de se relever et même de continuer à vivre. Il sentait contre son visage des débris tièdes, contre ses mains ou sous lui des morceaux d'on ne sait quoi, indéfinissables, souillés de matières collantes, des surfaces vaguement meubles, vaguement souples, des charbons. Tout était tiède."
Du goudron. Une sorte de goudron. Une mélasse noirâtre qui recouvre tout. La ville se tenait ici, avec ses ghettos et ses camps de réfugiés, ses immeubles décrépis et ses abris en béton. Mais l'infâme glue l'a fait disparaître. Au milieu de l'apocalypse, Gordon Koum amuse les morts. Ces femmes et ces hommes, ces enfants et ces vieux qui ont brûlé ici. Ici Maryama Koum, sa femme. Ici a brûlé Sariyia, Ivo et Gurbal Koum, ses trois enfants. Tant d'autres également. La liste en serait bien trop longue. Alors Gordon Koum s'emploie à faire rire les cadavres qui se fondent dans cette boue du diable. Sa voix de ventriloque se donne au rouge-gorge mort en face de lui et à cette poupée qu'il appelle un golliwog. Seuls et ensemble à la fois, ils se racontent les existences des habitants de la défunte cité. Il faut briser le silence. Sinon, cela serait insupportable.
Lutz Bassmann publie son troisième ouvrage chez les éditions Verdier. Après Avec les moines-soldats et Haïkus de prison, Les aigles puent reviennent dans ce ton si unique qu'affectionne l'écrivain letton. Ou français. Sous ce pseudonyme s'en cache un autre, celui du français Antoine Volodine. Ecrivain résolument à part, exceptionnel pour les uns, insupportables pour les autres, il a entrepris de bâtir un univers pour ses livres mais pas n'importe comment. D'abord par le post-exotisme, ce genre singulier qui ne tient pas dans les limites de la science-fiction et encore moins dans celle de la littérature générale. Pour le nourrir, il a inventé des auteurs post-exotiques. Lutz Bassmann compte parmi eux. On y retrouvera aussi Elli Kronauer et Manuela Draeger. Ainsi depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave publié en 1985, l'auteur français construit son monde pierre par pierre. Pour tenter de l'approcher, commençons par la fin.
Avec Les aigles puent, le lecteur entre dans un monde sans espoir ou presque. Il faut le dire tout de suite, ceux qui ne supportent pas la noirceur peuvent arrêter ici leur lecture. Le monde de Bassmann s'affirme comme totalement et profondément désespérant. D'abord parce qu'on y a aucun repère, ni spatial, ni temporel. On ne nous expose ni l'époque ni le lieu. Nous sommes dans une ville en ruines, cela devrait suffire. Dès les premières pages, on nous jette dans l'horreur, celle d'une apocalypse suffocante. Gordon Koum y sera notre guide. Assassin à la solde d'un énigmatique Parti, il revient sur le lieu de vie de sa famille. Si la mort l'a épargné et l'a fait survivre, il se jette à corps perdu dans les décombres qui s'étendent devant lui. Le ciel n'est plus, la ville non plus. Tout semble mort et lui-même le sera bientôt. Victimes d'un bombardement de cet ennemi infâme qui les extermine, les untermenschen ("les sous-hommes") n'existent plus. Leurs corps se sont mêlés dans cette boue qui recouvre tout. En agonisant, il contemple une poupée miraculeusement épargnée et l'agonie d'un rouge-gorge. La nature se meurt sous ses yeux. Le ton est donné. Le récit sera noir et sans concession. On assiste ensuite aux hommages de Gordon Koum. Un Gordon Koum qui sombre dans la folie et dans les abysses de la mort. Le lecteur l'accompagne dans ses derniers instants pour découvrir des bribes d'un monde atrocement meurtri.
A travers des hommages et des histoires pour faire rire les morts, Lutz Bassmann dresse un portrait abominable d'un monde pas si inconnu. Celui-ci ne peut que rappeler notre monde, notre passé. Dresde, Manille, Caen, Varsovie, Hiroshima ou Nagasaki. Les révolutions prolétariennes. Le Parti communiste et l'URSS. Les ghettos, les pauvres ou encore ces innombrables sans-abris. Tout le noir et l'indicible du siècle passé et de ceux à venir se rassemblent dans Les aigles puent. Le lecteur est confronté à l'homme, à son extrême cruauté. Mais au milieu de tout cela, on y trouve des perles d'humanité. Des récits fous et véritablement surréalistes. On apprend à connaître Golkar Omonenko dont l'amour envers son fils l'a poussé aux plus folles actions. On pénètre l'angoisse de Benny Magadane à l'encontre de ces hommes qui le pourchassent inlassablement. On s'émerveille devant la persévérance folle d'un homme terriblement seul avec Gorguil Tchopal. Tout cela et tellement d'autres choses. Entre les lignes de cette suite de récits, de moments choisis, Lutz Bassmann dessine des portraits humains qui semblent nous jeter à la face leur misère et leurs espoirs. Ils murmurent au-delà de la mort. Il suffit qu'on se souvienne. Mais c'est loin d'être tout puisque par ces entrefaites, l'écrivain esquisse son monde par petites touches. On y découvre un Parti, un groupe appelé Avenir Radieux, des saints et une guerre. Des races et des animaux. Des hommes et de l'amour. On comprend rapidement que les révolutions servent bien peu l'homme en définitive et que leur échec s'avère inévitable, que le sexe et l'amour peuvent se flétrir et s'évanouir. Au moins dans ce monde là.
Depuis le début de ses écrits, Volodine (Ou Bassmann mais peu importe) reconnaît les influences de Céline sur ses travaux. Dans Les aigles puent, celle-ci ne peut être remise en question. A l'instar de l'immense auteur de Voyage au bout de la nuit, Bassmann use des mots pour faire passer le dégoût. Son récit suinte avec un style vraiment unique. Principale particularité, les nombreuses reprises et échos du texte. Une première version d'une phrase est reprise plusieurs fois et enrichit d'autres passages au fur et à mesure. Ainsi, le propos change du tout au tout, pour le pire. Comme une façon d'avouer l'inavouable. De se résoudre à vomir ce tissu d'immondices qui nous détruit de l'intérieur. Autrement, le style devient poétique, une poésie macabre qui réussit à toucher, à émouvoir ou à répugner. C'est indéniable, Bassmann fait partie des écrivains au style bien trempé.
"Ici Maryama Koum a brûlé.
Ici Maryama Koum a brûlé avec ses trois enfants
Ici Maryama Koum a brûlé avec ses trois enfants, Sariyia Koum, quatorze ans, Ivo Koum et Gurbal Koum.
Ici Maryama Koum, fière et intraitable, a brûlé pendant des heures avec ses heures avec ses trois enfants, Sariyia Koum, quatorze ans, Ivo Koum, quatorze ans également, et Gurbal Koum, leur aîné."
La conclusion de Nicolas W. à propos du Roman : Les aigles puent [2010]
Récit désespéré et mené de main de maître, Les aigles puent fait partie de cette classe de romans aussi inclassables que géniaux. C'est un peu la rencontre entre le monde âpre de La route de Cormac McCarthy et le très soviétique Yama Loka Terminus de Léo Henry et Jacques Mucchielli. Le tout servi par une plume impeccable et implacable qui cerne les hommes, leurs peines, leur folie, leurs espoirs mais aussi et simplement leur humanité. Un cri de désespoir dans un monde absurde.
On a aimé
- Le style de Bassmann
- L'univers post-exotique
- Les hommages
- L'humour noir
- Les réflexions sur l'humanité
On a moins bien aimé
- La noirceur du récit peut surprendre
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