Critique Du sel sous les paupières [2012]

"Tout en traits fins, comme les portraits gravés sur les pièces de monnaie, six visages veillaient ce soir-là sur les rues de Cork: Michael "Big Fellow" Collins, Cathal Brugha, Joe O'Reilly, Harry Bolland, Robert Barton et Pierce Beasley - tous hauts dirigeants du Sinn Fein ou de l'I.R.A, tous condamnés à mort par la justice de l'Empire, pour meurtre et activités séditieuses..."

A Saint-Malo le 12 janvier 1922, l'Apache accomplit son dernier forfait: il chipe le manteau et les chaussures d'un gamin à la sortie de l'école, après l'avoir assommé. Avec sa petite taille, Judicaël de son vrai nom, est un expert de filouterie, ce qui lui permet de les faire vivre, lui et son grand-père à l'abri des regards mais cloîtrés dans un taudis. Hélas, ce petit vendeur de journaux vient de s'attaquer au fils d'une huile et les gendarmes sont bientôt vite sur ses talons. Il doit donc se faire discret, d'autant que ces derniers temps, il ne fait pas bon être un gamin et se balader seul la nuit. Depuis peu, on enlève les enfants et celui qu'on surnomme le Rémouleur court toujours. La rencontre de Judicaël avec la jolie Mädchen, une jeune vendeuse de fleurs en papier, vient chambouler tout son petit univers...

Cela fait déjà trois ans que Thomas Day n'a pas été publié, depuis 2009 avec notamment La Maison aux fenêtres de papier, roman plutôt fantasy sur les Yakuzas. Avant cela, il a écrit des romans et des recueils de nouvelles se déroulant de l'Amérique à l'Asie, en passant par l'Afrique. Ici, signe de changement, l'histoire débute en France à Saint-Malo. Aux éd. Gallimard coll. Folio SF, il signe Du sel sous les paupières, une uchronie steampunk celtique mais aussi une amusante histoire d'amour entre deux jeunes gens.

Thomas Day s'assagit. On connaît ses prouesses stylistiques et ses envolées poétiques qui sont parmi les plus belles pages de la fantasy française (Relisez Le Trône d'ébène). On ne lui connaissait pas ce côté romantique, ses précédents textes s'achevant plus souvent dans le sang, avant quelques scènes de sexe et de violence.
Ici, ce n'est pas le cas. Il y a aussi de l’humour.
Certes il n'a pas occulté l'action au profit de longues minutes contemplatives, ce qui donne à ce roman un bon rythme et un ennui insignifiant. Il puise dans les classiques pour brosser son héros qui a tout d'un personnage de Charles Dickens, mais qui est en fait un jeune homme gouailleur à la langue bien pendue.
Il plante aussi un décor assez original au lendemain de la Grande Guerre et dans une ville souvent associée au monde celtique. Saint-Malo semble y avoir une place particulière.
Dans une autre partie, l'auteur nous emmène en Irlande dans le pays du Roi des Elfes dans ce qui est certainement le meilleur passage du roman. Les membres du Sinn Fein rencontrent les mythiques créatures du pays celte et le célèbre poète Yeats. Thomas Day nous raconte la légende du Roi des Aulnes (immortalisé par Goethe et Schubert), non pas la version romantique allemande mais celle des Irlandais. Pour cela, il fait intervenir deux protagonistes, les elfes Gwynplain et Mayflower, qui donnent un côté tragique au récit. Pour achever le tableau, l'I.R.A n'est pas très loin.