Entretien avec... Catherine Dufour
Outrage et rébellion sort le 5 mars
Catherine Dufour a une actualité chargée entre rééditions (Blanche-Neige et les lance-missiles et L'Ivresse des Providers au livre de poche Fantasy) , la sortie de son recueil de nouvelles L'accroissement mathématique du plaisir (Le Belial') il y a quelques mois et la parution de son nouveau roman, Outrage et rébellion (Denoël Lunes d'encre) ce 5 mars. C'est l'occasion pour nous de poser à l'auteur du goût de l'immortalité et Délires d'Orphée, quelques questions sur ses récentes parutions.
Bonjour Catherine. L'actualité de tes derniers mois est assez chargée : les rééditions de tes deux premiers romans du cycle « Quand les dieux buvaient » avec « Blanche-Neige et les lance-missiles » et « L'ivresse des providers » (Livre de poche fantasy) en octobre 2008, et surtout la parution de deux œuvres, dont le recueil de nouvelles « L'accroissement mathématique du plaisir » (Le Belial') en septembre 2008 puis le roman « Outrage et rébellion » (Denoël, Lune d'Encre) à paraître en mars prochain, sans oublier les rééditions des deux derniers romans du cycle « Quand les dieux buvaient » avec « Merlin l'ange chanteur » et « L'immortalité moins six minutes » (Livre de poche fantasy) en avril prochain. Fin 2008 début 2009 est en quelque sorte un grand écart temporel entre tes débuts et maintenant. Sens-tu une différence entre la Catherine de Blanche-Neige et celle de l'outrage, au delà du thème et du genre des romans (vis-à-vis de l'écriture, de la publication d'un nouveau roman, de la critique...) ?
Vis à vis de l'écriture, oui, je sens un progrès, si je considère le nombre astronomique de corrections que j'ai apportées à mes livres de fantasy, nombre qui a décrû au fur et à mesure que je progressais dans le cycle. Je suis devenue plus exigeante en matière de « traque au gras » : qualificatifs superflus, adverbes encombrants, digressions qui cassent le rythme. J'ai aussi, bien sûr, un recul sur le texte qui m'a permis de corriger les transitions trop abruptes et de remanier les paragraphes trop touffus. Mais dans l'ensemble, je me reconnais bien dans tout ce fatras.
Vis à vis de la publication, je m'efforce de rester aussi tatillonne que dans mes débuts : tout relire, plusieurs fois, tout vérifier, essayer de tout prévoir. Et rester calme face à cette réalité infrangible : le texte imprimé n'est jamais, jamais celui qu'on aurait souhaité. Il y a toujours un hic. Solution ? Respirer à fond par le nez et passer à autre chose.
Vis à vis de la critique, ma foi, j'en ai tant entendu, de bon et du mauvais, pour ne pas parler des mails d'insultes (« Comment OSEZ-VOUS écrire ? Les bras m'en tombent ») que je suis devenue philosophe. Et au fond, j'éprouve une vaste admiration pour l'altruisme de tous ceux qui se donnent la peine de lire un livre, de l'analyser puis de mettre cette analyse en mots, souvent pour la gloire et pour des prunes.
Je crois que j'ai perdu toutes mes illusions sur l'interopérabilité des goûts et des couleurs le jour où le meilleur lecteur que je connaisse a jeté à la poubelle « American psycho », qui est quand même le meilleur livre que je connaisse. Ou le jour j'ai entendu un lecteur émérite qualifier le « Bloodsilver » de Wayne Barrow, livre remarquable, de tas de boulons.
Cela dit, avec « Outrage et rébellion », je me lance dans la SF drolatique alors que mon premier livre, et d'ailleurs toute la série « Quand les Dieux buvaient », appartiennent au genre de la fantasy drolatique. Je pense donc que je vais avoir le même type de critiques : certains vont bien rire, et d'autres vont poser le livre à la page 30.
En parlant de la littérature de l'imaginaire française, le côté drolatique reste assez rare. Te sens-tu, du coup, en marge des autres auteurs ?
Non, tous les auteurs que je connais filent volontiers l'humour, de façon plus ou moins discrète et plus ou moins systématique, certes. Que ce soit Mauméjean, Noirez, Colin ou autre, ils n'hésitent ni devant le cynisme ni devant la bonne blague. Je pense tout particulièrement à Luc Dutour, novelliste attitré du Bélial.
Quand les dieux buvaient :
Referais-tu ton premier roman de la même manière aujourd'hui ?
Euh. Oui. Non. Je le ferais plus chronologique, peut-être, par pitié pour le lecteur. Et ce serait peut-être une mauvaise idée, le lecteur de ce genre de littérature aimant bien le foutraque.
Aujourd'hui, on ne peut plus t'enfermer dans un genre, puisque tu es capable de faire de la fantasy, de la SF, du fantastique (et j'imagine aussi de la littérature blanche, si un jour ça te prenait). Mais on t'a cataloguée « Pratchette française » à tes débuts. Est-ce que ça t'a agacée à un moment et/ou cela t'a poussée/motivée à faire autre chose ? Est-ce que tu avais envie qu'on te considère comme un écrivain sans étiquette ou bien tu as juste écris ce qui te faisais envie ?
« Pratchett à la française », mazette, ce qualificatif m'a toujours estomaquée. Pratchett a une puissance que je n'ai pas et si je savais où elle se niche, j'irais la chercher !
Il est évident que, suite à la publication de « Blanche-Neige et les lance-missiles », quelques réflexions de type « Quand est-ce que tu écris enfin un vrai livre ? » m'ont un peu agacée. J'ai écrit « Le goût de l'immortalité » pour qu'on me prenne au sérieux, oui, mais ça représente peu de choses parmi tout ce qui m'a poussée à faire ce livre : besoin de régurgiter tout le Yourcenar que je venais d'absorber, questionnement sur le futur, curiosité de voir notre futur comme un passé, sans compter diverses angoisses relatives à notre condition mortelle, lesquelles m'ont conduite à donner à ce bouquin les résonances minérales d'un tombeau. C'est bien, les tombeaux. Ca dure. Moins longtemps que les contributions mais plus que nous, toujours.
On ne peut pas écrire un livre sous la simple pression des autres ; pour obtenir ou se défaire d'une étiquette, par exemple. Derrière chaque livre, il y a un ou deux ans de travail absolument solitaire. Il faut, pour tenir si longtemps courbé sur un clavier, une pression bien supérieure à celle d'une étiquette. « Avoir envie » ne suffit pas non plus ; « besoin » est sûrement un terme qui s'approche davantage de la réalité.
Oui, mais le besoin d'écrire, le besoin de régurgiter tout le Yourcenar, ces angoisses expliquent-ils comment on peut s'orienter à écrire un univers comme celui du goût de l'immortalité (Parce qu'on passe de la franche rigolade au pessimisme déprimant, non) ?
Non. Le goût de l'immortalité me paraît assez drôle, mais j'ai l'impression d'être seule à goûter la plaisanterie. L'héroïne est d'une telle mauvaise foi que j'en ai jubilé tout au long de la rédaction. Peut-être que si j'avais gardé le titre « La tendresse du crocodile », c'aurait été plus explicite.
Reviendras-tu dans la « fantasy drôle » un jour, et sous quelle forme ?
J'aimerais bien continuer mon cycle de fantasy. Il faut que j'y songe, pour 2010 peut-être.
L'accroissement mathématique du plaisir :
Peux-tu nous dire comment est né ce recueil ?
Oh, celui-là, c'est l'idée de Richard Comballot, l'anthologiste. Et d'Olivier Girard, l'éditeur. Je ne voulais pas, moi ! J'étais certaine que publier une auteure + française + de SF était une voie royale vers la perte sèche, et je m'en serais voulue de causer des soucis financiers au Bélial', car l'édition a terriblement besoin de ce type de structures qui font le dur métier de découvreur. Mais je n'ai pas tellement eu droit au chapitre. Et tant mieux ! Rien que pour la couverture de Caza, je ne regrette rien. Et il semble que ce recueil ait équilibré ses comptes, au moins.
Je n'adhère pas à la totalité des textes choisis ; deux d'entre eux me semblent carrément superflus. Seulement voilà : ils ont plu à Richard Comballot et à Olivier Girard, donc ils sont restés au sommaire. Je pensais que les lecteurs les désigneraient d'une même voix unanime : pas du tout ! Quand je leur pose la question, aucun consensus ne se dégage, misère de moi ! On m'a même désigné comme superflus des textes dont je suis très fière, notamment « Kurt Cobain contre Dr. No », qui a ceci de particulier qu'il n'est pas de moi. Il est de Kurt Cobain. Tout ce qui est dit dans cette nouvelle a été dit ou écrit par Kurt Cobain. Moi, j'ai juste brossé le décor. C'est émouvant, de donner la parole à quelqu'un.
En tout cas, que le lecteur sache que je lui ai évité le pire ! J'ai opposé mon veto à la parution d'une novella horriblement pesante nommée « Deeply dancing » et d'un texte geignard intitulé « Toutes les jeunes filles aiment Alice ». Ouf.
Ce qui est étrange, c'est que non seulement personne n'est d'accord sur les deux ratés du recueil mais qu'en plus, sitôt qu'un lecteur décide qu'il s'agit de tel et tel texte, il conclut : « Ca doit être une œuvre de jeunesse ». Pas du tout. Je suis encore très capable d'écrire très mal. Je cherche par ci, puis par là, et si mes idées sont, j'en suis certaine, toutes excellentes, ma façon de les réaliser peut être réussie, ou pas. Hélas, hélas, si je me suis à la longue remise de ne pas être un poète, je me remets moins de mes lacunes en écriture charnelle, en suspens et autre. Alors je continue à chercher par ci, par là, et à échouer parfois, à réussir d'autres fois.
On a l'impression que ce recueil est un concentré de toi, chronologiques d'abord, professionnels et personnels : le côté rigolo (le sourire cruel des trois petits cochons), le côté sombre (le jardin de Charlith), le côté classique/romantique (vergiss mein nicht, rhume des foins, le poème au carré), le côté fantastique (confession d'un mort, l'immaculée conception), le côté fantasy (une troll d'histoire), le côté SF (mémoires mortes, l'amour au temps de l'hormonothérapie génique), le côté artistique/musical (Kurt Cobain contre Dr. No, l'accroissement mathématique du plaisir).
Si on te demandait de citer un roman, un recueil, qui représente le plus tes goûts et ton travail, conseillerais-tu ce recueil, en particulier ?
Non, je conseillerais le dernier titre en date, comme tous les écrivains, je crois. Ou bien je poserais des questions : Aimes-tu les Monty Python ? Lis « Blanche-Neige et les lance-missiles ». Veux-tu te faire une idée de mon style ? Lis « Délires d'Orphée », c'est le plus court. Aimes-tu les nouvelles ? Etc.
L'art sous toutes ses formes est beaucoup présent dans ce recueil. Te considères-tu : jamais, parfois, souvent, toujours comme une artiste ? Et si ce n'est jamais le cas, de quel art te sens-tu, au fond, la plus proche ?
Non, je ne me regarde jamais dans le gras de l'œil en me disant : « Je suis une artiste ». Mais j'ai toujours été une écrivain. Tous mes choix de vie ont tourné et tournent autour de ce fait. Depuis tout le temps. Il m'a même parfois semblé que c'était une galère, ou un boulet. Je ne vais pas parler de sacrifices mais je n'en suis pas loin.
Quant au reste, j'ai deux amours : la peinture et la musique. La première me donne faim, l'autre me fait saliver. C'est très physique.
Outrage et rébellion :
Selon la légende (critique d'Eric Holstein dans ActuSF), ce serait un roman sur le Punk ?
J'ai lu « Please kill me », de Legs McNeil et Gillian McCain, aux éditions Allia, c'est fabuleux ! Lisez-le. C'est l'histoire du punk, du vrai, le pré-Sex Pistols.
On dit que si les hippies ont réussi à avoir la peau de Nixon, les punks ont échoué face à Reagan. Ca m'agace. Que chaque génération sorte de l'œuf, toute armée de colère face à la laideur du monde, puis retombe comme un soufflé en même pas une dizaine d'années, avale les couleuvres du réel et laisse la place à une nouvelle armée de jeunes tout aussi bruyants et qui ne tiendront pas davantage la route. Alors j'ai décidé d'écrire une histoire du rock QUI REUSSIT ! Une musique fédératrice entraîne ses troupes chevelues sur le chemin de la révolte et CA MARCHE ! Nom d'un chat.
Un bédéiste a suivi à peu près le même chemin mais lui, c'était avec Titi et gros minet. Exaspéré par des années de « gros minet court après Titi et ne le rattrape jamais », il a dessiné la planche ultime : gros minet attrape Titi, casse la nuque de Titi, plume Titi, dépèce Titi, cuisine Titi et mange Titi. Enfin ! On sent son crayon trembler de soulagement.
C'est ce type de catharsis que j'ai cherché en écrivant « Outrage et rébellion ». Mon héros, qui est un condensé de ce qu'il y a de pire et de meilleur dans toutes les stars du rock (autant dire qu'il ressemble quelque peu à Iggy Pop), lâche la guitare, part au combat et gagne ! Enfin.
Quant au décor, c'est celui du « Goût de l'immortalité », la Chine dans 300 ans. On y croise d'ailleurs quelques uns des personnages du « Goût de l'immortalité », notamment la rédactrice, toujours aussi cruelle.
Pourquoi justement prendre cet univers ? Les lecteurs s'attendent peut-être à une suite du goût de l'immortalité, alors que ce n'est pas le cas, non ?
Non. Mais j'ai un seul cerveau, qui a conçu un seul univers d'anticipation au fur et à mesure de ses lectures. Donc, quand j'écris de l'anticipation, elle se situe dans cet univers-là.
A te lire, on a pourtant l'impression que tu regorges d'univers qui n'attendent qu'à être couchés sur papier. Comme sur la forme. C'est comme si, à chaque nouvelle œuvre, tu explorais une nouvelle façon d'écrire (C'est encore plus fragrant en lisant ton recueil de nouvelles où tu sembles peindre des tableaux expérimentaux dans des styles totalement différents). Ce roman semble être une nouvelle expérience. Dans ton travail créatif, est-ce quelque chose qui vient selon la tonalité du texte ou à laquelle tu attaches peut-être le plus d'importance dès le départ ?
Mon travail est descriptif. Je vois une scène qui me paraît mériter qu'on la conserve, confite dans l'encre, au fond d'un bocal de papier, et je prépare ma confiture de mots selon le fruit que je viens de cueillir. On ne cuit pas les fraises comme les fleurs de sureau ou les bananes.
Je passe souvent un temps fou à essayer des marmites différentes, des angles d'attaque. Je teste, je déchire, j'écoute telle musique ou je relis tel auteur qui me semblent avoir la même coloration. Disons que je me mets au service d'une image, ou plutôt d'une ambiance.
Cette biographie orale t'a -t-elle été difficile à écrire ? Et était-ce la seule façon pour toi d'écrire l'histoire de Marquis ?
Le héros de cette histoire n'est pas Marquis ; c'est la musique.
Ce livre m'a pris deux ans : six mois de jubilation, un an et demi d'ajustements techniques. D'abord, parce que c'est censé être la traduction en français d'une œuvre écrite en anglais, elle même issue d'un film en mandarin. Donc, le premier jet a été écrit en anglais + tournures chinoises. A la traduction, il en reste des traces. J'espère.
Ensuite, parce que c'est une succession d'extraits d'interviews de plus de cinquante personnes. Une fois le livre rédigé, il a donc fallu que je le désosse : j'ai regroupé les interventions de chaque intervenant afin que sa voix ait sa propre cohérence interne. Pour chaque personnage, il a fallu que j'invente une biographie, un visage, une allure, une voix, un champ lexical, une humeur plus ou moins changeante, des tics de langage, des centres d'intérêt ; un caractère, quoi. Il a fallu que je l'imagine en situation, assis ou debout, nerveux ou calme, vêtu de telle façon, sous telle lumière, buvant un verre ou tripotant ses cheveux.
Si tu veux un exemple : Lova est une belle fille froide et paisible, qui cache une personnalité asociale sous une voix d'anxyolitique. Elle est interviewée vautrée sur un canapé, un peu saoule. Au physique, c'est Marianne Faithfull. Alors que sa petite sœur, Lovili, est un ludion hyperactif avec un débit de voix précipité et une sensibilité de chatte sur un toit brûlant. Elle raconte sa vie en dansant d'un pied sur l'autre et tout en parlant, elle vérifie différents trucs sur des moniteurs parce qu'elle est technicienne en architecture sensorielle et un peu en retard, comme d'habitude. Au physique, c'est Sable Starr, une groupie du début des seventies. Tous mes personnages ont été inspirés par des célébrités rock des années 60 à 90. On y trouve Warhol, Lou Reed, Patti Smith, Wayne County, Sid et Nancy, Johnny Rotten, Tom Verlaine, Richard Hell et presque tous les Ramones.
Certaines interviews ont été réalisées en tête à tête, d'autres en groupe ; certains interviewers ont plu à l'interviewé et avec d'autres, au contraire, ça s'est mal passé. Il fallait que tout ça se voit, se sente.
Une fois traité le plan personnel, il a fallu que je fasse attention au plan interpersonnel : les gens qui ont longtemps vécu ensemble ont des tics langagiers communs. Ils ont aussi des amis et des ennemis, des amis qui les agacent et des ennemis qu'ils admirent, bref, la carte des interactions sociales ressemble au plan de Calcutta.
Ensuite, il a fallu que je recolle les os de mon livre ; que je remette les interventions de chacun à sa place. Après, j'ai corrigé ce remembrement. Par exemple, comme le style est très parlé, et que le langage parlé est pauvre, j'ai traqué les répétitions. Un « merde » peut tomber à pic, mais trois sur une même page, c'est trop.
Dans l'ensemble, je peux bien l'avouer : j'ai beaucoup souffert.
Une fois le livre terminé, je l'ai envoyé à une dizaine de béta-lecteurs, et je tiens à les remercier ici : Nébal, Ketty Stewart, Salomé Marie Alice, Patrick Imbert, Daylon, Jérôme Lavadou, Bénédicte Lombardo, Audrey Petit, Jean-François Seignol, Charlotte Volper, j'en oublie sûrement et superlativement, René-Marc Dolhen. Et Gilles Dumay, bien sûr. J'ai pris en compte toutes leurs remarques, de « La deuxième partie est trop longue » à « On n'arrive pas à retenir les noms en trois syllabes ».
Après, j'ai traqué la graisse et enlevé 20 % du bouquin.
Aujourd'hui, j'avoue que je repasserais bien encore une fois sur l'ensemble parce que je trouve telle phrase superflue et telle expression un peu lourde mais c'est trop tard, hélas. De toute façon, il fallait bien que je m'arrête un jour.
Tu dis que tu as décris une génération de jeunes qui réussit sa révolution, à coups de décibels et de jurons et de sexe et de coups de savates, comme une utopie. Outrage et rébellion est symbolique et a une portée politique. Tu ne crois donc pas que cela faisable aujourd'hui, en vrai ?
Non. Ni aujourd'hui ni demain. Là où on a le droit de s'adonner aux décibels, que veux-tu changer ? Et là où on n'a pas le droit, les gens chantent docilement les chansons patriotiques (ou religieuses ou autre avatar de la tyrannie) qu'on leur demande de chanter parce que sinon, c'est une balle dans le citron. Quand les CRS ont le droit de tirer autre chose que des gaz lacrymogènes, qui ose brailler « CRS-SS » ? Qui sait ce qui arrivé à l'étudiant qui a fait face au char sur la place Tian An Men ? Son nom est moins connu que celui de Cohn Bendit, toujours.
Si je crois à une révolte, ce n'est sûrement pas à celle des jeunes, mais à celle de ceux qui souffrent au delà du supportable s'ils sont (si, j'insiste bien) appuyés par une classe moyenne qui détient le pouvoir législatif. Parce qu'il n'y a pas de salut hors la législation. Tout le caritatif, des hospices catholiques aux pièces jaunes de Bernadette en passant par l'humanitaire popularisé par les écoles de commerce dans les années 80, n'a jamais ajouté la moindre goutte de justice en ce monde, puisqu'il place entre les tendres mains des riches des problématiques qui devraient être au cœur de l'arsenal législatif du monde entier. Toutes les révolutions, voire même tous les progrès sociaux ont été réalisés par la classe moyenne poussée par la souffrance de plus pauvres qu'eux. Ce n'est pas très glamour, hein ? Mais le droit de grève, on le doit à des ouvriers édentés qui ont marché contre des tirs à balles réelles et qui y sont restés, d'ailleurs ; et à un avocat à petites lunettes que tout le monde a oublié. Le vrai problème, bien sûr, ce n'est pas de trouver des gens qui souffrent intolérablement, mais une classe moyenne en état de marche. Très dangereux, ça, une classe moyenne. On est d'ailleurs en train de lui faire la peau avec un certain succès.
La pub l'a bien compris, qui ne valorise que les vingtenaires blancs et riches. Peu d'entités commerciales ont envie de valoriser ceux qui risqueraient de les remettre en cause et avec les gens de vingt ans, ils jouent sur du velours. Moi, à quarante ans, ça fait trois vagues de vingtenaires que je vois passer et franchement, à part brailler « Nous sommes la génération perdue ! » ou sacrifiée ou X ou bof ou Y, j'ai l'impression de revoir sans cesse le même film, y compris les sempiternels reportages « La nouvelle violence des jeunes aujourd'hui » et autres « Comment comprendre les nouveaux adolescents ». On avait les mêmes à la fin des années 70.
Mon livre, c'est juste un rêve impossible. Et même dans ce rêve, je précise que la vraie révolution armée n'est pas menée par de jeunes drogués aux tympans détruits. Eux, ils se contentent de donner des mots aux gens et c'est déjà bien suffisant. Comme toutes les belles femmes de ce monde, la musique ne peut donner que ce qu'elle a.
« L'accroissement mathématique du plaisir » au Belial' puis « Outrage et rébellion » chez Denoël, après avoir été publiée successivement chez Nestiveqnen puis Mnémos, puis Baleine. N'est-ce pas contraignant de changer d'éditeur et s'adapter à de nouvelles exigences ?
Ah bon ? Tout ça ? Non, aucune contrainte là dedans. Nestiveqnen, bénis soient-ils, m'a donné l'occasion de sortir mes premiers livres ; Mnémos, c'est Audrey Petit qui m'a dit : « Le prochain, je le publie, hop ! Va écrire, feignasse » ; Baleine, c'est Xavier Mauméjean qui m'a dit, eh bien, à peu près la même chose ; Bélial', c'est Richard Comballot et Olivier Girard qui ont comploté dans mon dos et Denoël, ma foi, c'est la concrétisation d'un rêve. J'ai enfin pu dire à ma mère : « Oh, je vais être publiée aux éditions Truc » sans qu'elle puisse me répondre : « Truc ? Connais pas. » Héhé.
Franchement, j'ai de la chance : quand j'écris un bidule de fantasy plein de gros mots, je rencontre un éditeur qui aime bien (et vingt autres qui me disent « Ohlala, il y a trop de gros mots », bien sûr. Il s'est même trouvé un éditeur, dont je tairais le nom, qui m'a dit : « Il y a trop de mots », si. L'étonnant, c'est d'en trouver UN qui aime bien. Un jour, je ferai un feu de joie avec toutes les lettres de refus que j'ai reçues et il durera deux jours.)
Ensuite, je sors un texte rempli d'imparfait du subjonctif, complètement dépourvu d'action, péniblement inspiré de Yourcenar qui n'est pas l'auteur le plus glamour de notre époque et zou ! Je trouve une éditrice qui aime bien. Je croise un anthologiste fou qui exige une nouvelle et paf ! il la trouve bien alors que franchement... (Il s'agissait de « Mémoires mortes », c'est un texte qui a pour moi une importance affective mais sinon, il est un peu gémissant, non ?) et dans la foulée, il monte une anthologie, enfin bref, j'ai de la chance.
Quand j'ai eu fini « Outrage et rébellion », franchement, je me demandais quoi faire de ce bidule qui braille. Gérard Klein l'a lu, il a détesté, j'ai trouvé ça très normal. Mais que Gilles Dumay m'envoie un petit mail pour me dire « franchement c'est impeccable », ça m'a assise.
J'ai de la chance, en résumé. Pour le moment.
Je ne dis pas que je produis en série des textes qui plaisent : comme tous les auteurs, je n'écris pas ce que je veux. Parce que sinon, j'aurais déjà quadrangulé un best seller (20 % d'action, 23 % de politique, 16 % de cul, etc) et je serais riche et j'aurais sombré dans la débauche, la dépression et toutes ces choses. J'écris ce qui me vient et pour le moment, il se trouve toujours un éditeur à qui ça parle, et des lecteurs qui aiment bien. C'est vraiment de la chance. Parce que je suis une buse en ce qui concerne toute réflexion globale sur ce que j'écris, toute approche professionnelle. Une approche professionnelle consiste à mettre en rapport ce qu'on fait et le monde au sein duquel on le fait, or l'écriture est probablement, pour moi, un moyen de me passer de ce fichu monde. Je me rappelle qu'un jour que je passais des vacances avec Alain Damasio, il m'a fichu la honte à ce sujet. Il m'a expliqué que mon livre devait être présent ici et là, et pourquoi n'y était-il pas ? Et que sur le prix de vente, les diffuseurs en prenaient tant et le distributeur tant, et c'était quoi mon pourcentage ? Hou la honte, parce que quand on sait que le taux de rentabilité et après, j'ai un peu décroché mais je suis sortie de là avec l'absolue certitude que j'étais professionnelle comme lui était japonais, c'est à dire pas beaucoup. Il m'a gâché mes vacances, ce salopiot.
Donc, je conclus de ta question que mes publications ont l'air un peu éparpillées, c'est ça ? Mais c'est que c'est vrai, en plus...
As-tu des projets en cours ? Des projets futurs ?
Oui, je suis en train d'écrire une histoire de France pour ceux qui détestent ça. C'est extrêmement drôle. Non seulement les dessous de l'histoire sont souvent bien plus amusants que l'histoire officielle mais en plus, les mensonges des historiens sont légion. Nos manuels d'histoire sont des collections de contre-vérités.
L'histoire de France n'est pas forcément un sujet facile, parce qu'il est un peu répétitif. On y trouve des rois, encore des rois, toujours des rois, lesquels n'ont que deux soucis : engrosser leur femme et se battre avec leurs cousins. J'espère seulement réussir à semer, dans l'esprit du lecteur, un doute hyperbolique vis à vis de tout ce qui est présenté comme réalité historique. Ca n'existe pas, une réalité historique. L'histoire, c'est la biographie d'un peuple et comme toute biographie, il s'agit pour son auteur de résumer ce bordel sans queue ni tête qu'est une existence en lui conférant une allure marmoréenne de destin.
La science historique est elle-même actuellement en plein bourgeonnement et dans toutes ces luttes entre anthropologie historique, micro-histoire, sociohistoire, histoire globale et gender studies, je m'amuse beaucoup.
Merci pour toutes ces questions, et bonne lecture.
Merci à toi. Bonne continuation.
Entretien réalisé par email du 6 au 23 février 2009.
Publié le jeudi 5 mars 2009 à 00h00
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Le goût de l'immortalité
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