Entretien avec... Stéphane Beauverger
A l'occasion de la sortie du déchronologue
Stéphane Beauverger est l'auteur de la trilogie Chromozone qui l'a fait connaître dans le fandom littéraire, une oeuvre aux commentaires élogieux de la part du public et des critiques. Il est aussi scénariste de métier pour les jeux vidéos (Ubisoft) et pour la bande dessinée.
Il fait son grand retour littéraire avec un roman complètement différent mais tout aussi original: Le Déchronologue. C'est l'occasion pour nous de revenir sur son travail d'écrivain et scénariste, sur Chromozone, Quartier M: Fêlures et sa dernière perle: Le Déchronologue.
Bonjour Stéphane Beauverger. Cela fait maintenant plus de cinq ans que tu as écrit ton premier roman, Chromozone. Suite à ce dernier, ont suivi Les Noctivores et La Cité nymphale qui forment la trilogie Chromozone. Enfin, Le Déchronologue vient de paraître, ton quatrième roman. Et cela, aux éditions la Volte.
Quel regard jettes-tu sur ton parcours d'écrivain, aujourd'hui ?
Bonjour Manu.
Je pense qu'il est encore un peu trop tôt pour parler d'un « parcours » d'écrivain. Quatre romans, ça me semble un peu court pour parler d'autre chose que d'une amorce. Je peux tout de même dire que la reprise de ma trilogie en poche a contribué à m'accorder, de mon point de vue, une certaine légitimité. En fait, je n'ai objectivement aucun regard sur mon parcours, mais je m'appuie sur certains signes et indicateurs comme autant de bornes dotées de sens. Avoir été publié par La Volte, par exemple, au regard des autres auteurs édités par cette maison d'édition. Même chose avec la trilogie reprise par Pascal Godbillon dans sa collection « Folio SF » de Gallimard. Je me dis « bon, si mes romans sont dans ces catalogues, c'est que quelqu'un a estimé que j'y avais ma place. » C'est, en quelque sorte, rassurant par résonnance comparative.
Vis-à-vis de ton éditeur, tu écris (1) que tu n'as pas eu à envoyer tes manuscrits, mais que c'est par un concours de circonstances que tu as été publié.
Est-ce vraiment une chance de commencer de cette manière, de moins galérer et se faire refuser par beaucoup d'éditeurs, ce qui permet aussi pour les auteurs en herbe de se remettre en question ?
Comment se passe ton travail avec Mathias Eschenay ?
Serais-tu prêt à être publié par un autre éditeur, avec d'autres règles, contrainte ou méthodes, si on te le proposait ?
Je ne suis pas le seul auteur dont le premier manuscrit a été accepté par un éditeur. Gilles Dumay, et d'autres, me semblent faire un gros travail de défrichage de la SF francophone en herbe qui donne sa chance à des premiers romans. J'ai eu mon lot de refus dans ma carrière: scénarios, synopsis de films, projets BD, nouvelles. « Chromozone » a certainement tiré profit de ces douches froides, même indirectement.
Sur ma trilogie, Mathias - fondateur de La Volte - est intervenu régulièrement, et il n'était pas le seul, pour faire changer tel ou tel passage, remettre en question quelques uns de mes choix. En aucun cas il ne peut avoir tort d'émettre un doute. Ensuite reste à savoir si ce doute est fondé, puis de prendre en compte les modifications à apporter.
Quant au fait d'être publié par un autre éditeur, oui, bien sûr que j'y serais prêt, tant que la méthode ou les contraintes me semblent servir le projet, et que les règles ou demandes sont formulées à bon escient. Je crois à la collaboration, pas aux caprices - ni de l'auteur, ni de l'éditeur - : chacun doit pouvoir justifier ses choix.
Concernant tes influences, tu sembles avoir autant de références littéraires que cinématographiques.
Cela a-t-il eu un impact sur ton style (et plus particulièrement Chromozone, ton premier roman) ? Et sur les idées à la base de tes romans ?
Peut-être. Ce n'est pas à moi de le dire. A chaque fois que je travaille sur un roman, j'essaye de trouver un ton qui serve la narration et le sujet. Je ne suis pas bien sûr d'avoir un style et, si j'en ai un, c'est à d'autres de me l'expliquer. Pour les idées des romans, c'est plus facile pour moi d'en parler, dans la mesure où il s'agit simplement de technique de travail : dans un premier temps, je cherche ce dont j'ai envie de parler. Puis, de quelle manière je vais le faire. Pour Chromozone et ses deux suites, je voulais parler de la bêtise humaine capable de se tirer une balle dans le pied de l'espèce (permettre à un virus, pour des raisons de gros sous et de marges bénéficiaires, de franchir la barrière biologique et infecter l'humanité) en même temps que des mécanismes de survie face à la barbarie. Pour Le Déchronologue, j'avais une phrase clef : « l'histoire d'un navire pirate dont les canons tirent du temps ». Après, il s'agit de se poser devant son carnet de notes et de commencer à réfléchir à quelle histoire ça pourrait donner lieu.
Comment es-tu venu à la science-fiction ? Et comment en es-tu venu à l'écriture en science-fiction ?
Honnêtement, je ne sais pas trop. J'ai bouffé des bouquins depuis tout môme. Des romans d'espionnages ou d'aventures taxés à mon grand-père paternel (Ah, les OSS117 ou les aventures du Saint qu'il fallait lire en cachette), des contes, des histoires de guerre, d'amour, tout ce qui me tombait sous la main, en gros. Le fantastique a toujours fait partie de ma vie, que ce soit à travers les contes et légendes de Bretagne ou d'ailleurs, les comics, les mythologies grecques et égyptiennes. En classe de sixième, j'ai découvert « Le Seigneur des Anneaux ».En cinquième, c'était « Rêve de Fer » de Spinrad (question subsidiaire : que foutait ce bouquin dans le CDI de mon collège ??) Et puis il y avait la télé et le cinéma : Cosmos 99, Star Trek, Star Wars, Goldorak, Albator, Temps X, Jason et les Argonautes, King Kong, etc. En 93, quand il s'est agi d'essayer d'écrire un premier roman dans les conditions du réel, j'avais trouvé mon terrain d'expression : la SF. Sans doute parce que mon regard sur le monde s'était durci. Mais je ne me considère pas comme un auteur de science-fiction, plutôt comme un raconteur d'histoires qui se sert de ce que permet la SF.
J'ai lu (1) aussi dans tes influences que tu cites spontanément des auteurs plus classiques (Hugo, Shakespeare, Sade, Calvino, Yourcenar...). Ainsi on pourrait établir les équations suivantes : contes celtes + mad max + Yourcenar = Chromozone et Albator + Temps X + Hugo + Melville = Déchronologue.
Penses-tu que l'écrivain, et à plus forte raison l'écrivain de SF, ait besoin de beaucoup et diverses références pour imaginer un univers à la fois cohérent et original ?
Ah, ah, j'aime bien ces équations ! Je pense que nous vivons dans un monde si complexe que nous ne pouvons l'appréhender au plus juste qu'en multipliant les points de vue et les angles d'approche. En tout cas, c'est comme ça que j'essaie de procéder. Il y a autant de manières d'écrire un livre qu'il y a de manières d'envisager le monde. La SF est souvent - mais pas que - le genre de la prospective (technologique, sociale, théologique, économique, astronomique, etc.), ce qui implique sans doute une certaine « base avérée » à partir de laquelle extrapoler. Pour le Déchronologue, je n'aurais rien pu faire sans une sérieuse documentation sur la piraterie et la flibuste des Caraïbes. Quitte à m'en éloigner dans un second temps à grands coups de déchirures temporelles.
Tu travailles dans le monde du jeu vidéo. Peux-tu nous en dire plus ?
Existe un lien de cause à effet entre Jeu vidéo et SF : es tu venu à travailler dans ce domaine parce que tu aimais l'imaginaire/ la SF et es tu venu à l'écriture en science-fiction parce que tu travaillais dans le jeu vidéo ?
Non. Je suis arrivé à travailler dans les jeux vidéos parce qu'il fallait que je mange. Coup de bol, je suis un enfant de l'ordinateur domestique (Amstrad, Atari) et des consoles de jeu. C'était donc nettement moins chiant que de travailler dans une banque ou de servir de l'essence, ce que j'ai pourtant fait aussi. Alors quand j'ai eu l'opportunité d'entrer dans l'industrie du jeu vidéo (comme scénariste chez Ubi Soft), j'ai sauté sur l'occasion. J'ai découvert une industrie complexe, qui a autant de défauts que de qualités. Quand j'y suis entré, en mars 96, c'était encore très mal vue de raconter qu'on travaillait dans les jeux vidéo, au moins aussi mal vu que de dire qu'on écrit de la SF ou du fantastique. Avec la démocratisation des loisirs vidéo-ludiques, c'est devenu beaucoup plus prestigieux. Et nettement plus difficile d'y entrer. Mais la première fois que j'ai touché mon chèque d'Ubi Soft, et que j'ai capté que j'étais payé pour raconter des histoires, j'ai eu l'impression d'avoir franchi un cap dans ma carrière et mes objectifs. Je suis journaliste de formation, j'aurais aussi bien pu continuer dans cette voie et écrire des livres (paraît même que ça se fait beaucoup).
J'ai rarement travaillé sur des jeux vidéo de SF, mais j'en consomme régulièrement. En ce moment, je collabore à un projet d'action-RPG post-apo qui se passe sur la planète Mars, et c'est le projet le plus science-fictionnesque qu'il m'ait été donné d'approcher. Il y a quelques années, j'ai travaillé sur le scénario de « Iron Storm », une version uchronique de la Première Guerre mondiale.
Est-ce un jeu qui doit paraître bientôt ?
Le jeu s'appelle pour le moment « Mars », et il ne sortira pas avant l'année prochaine. Les prod' de jeux vidéo ne connaissent qu'une règle en termes de calendrier : éventuellement très longtemps après la date prévue, jamais avant celle-ci.
A ce propos, pourrais-tu imaginer que ton univers puisse inspirer un scénariste (toi, peut-être ?) pour créer un jeu vidéo post-apocalyptique, comme la série Fallout ?
L'univers de Chromozone ? Pourquoi pas. J'ai adoré la série des Fallout (avec un petit bémol pour le dernier volet sorti par Bethesda, même si en termes d'ambiance, ça se posait là), ça me dirait bien d'apporter ma petite pierre au genre.
Comment concilies-tu ton métier et celui d'écrivain (et de scénariste) ?
Je gagne assez bien ma vie en tant que scénariste pour dégager du temps pour écrire des livres.
Quand je suis scénariste, je suis au service d'un projet, d'une équipe. J'apporte mon savoir-faire, ma capacité de synthèse ou de rebond sur des idées que d'autres ont eu. Parfois, c'est à moi d'apporter les idées ou les concepts, parfois il faut seulement respecter les contraintes imposées et dégager de leur gangue les proto-idées d'autres personnes pour, à leur demande, en faire quelque chose d'efficace en terme d'univers, de personnage, d'histoire.
Quand je suis écrivain, je suis le seul maître à bord et je n'ai à soumettre ma plume à rien de plus - et rien de moins - que ma propre exigence. Les deux activités sont complémentaires et m'apportent une grande satisfaction.
Tu es d'origine Bretonne. Le clin d'œil à la ville de Brest dans ta trilogie était-il nécessaire, pour toi ?
Je ne sais pas si c'était nécessaire, mais c'était confortable. Je connais bien la ville. J'y ai habité, j'y ai encore de la famille, c'était plus facile d'imaginer sa dérive dans un futur proche. C'est une ville que j'aime pour sa mélancolie et que je déteste pour sa laideur.
Et certains de tes héros habitaient sur une île. De nouveau, ton dernier roman a aussi un rapport à la mer. L'océan serait donc une de tes sources d'inspiration ou bien, comme tu l'écrivais, un confort ?
Je crois que tu as raison de considérer que la mer constitue une de mes sources d'inspiration. Parce que j'ai grandi en grande partie au ras de l'océan, certainement. Je peux me poser sur un rocher et regarder - et écouter ! - monter ou descendre les vagues pendant des heures. Dans ma famille, j'appartiens à la première génération qui n'a pas produit de marins après un siècle passé à vivre de la mer. J'aime l'océan (et il m'effraie aussi, un peu).
Tu as écris aussi (1) que tu aurais aimé être l'auteur de Moby Dick de Melville. Est-ce pour l'écriture, les idées, pour les deux ?
Pour l'écriture, bien sûr, en premier chef : le premier chapitre de ce roman est un chef d'œuvre littéraire, pur et simple. Et pour la thématique, aussi forcément. Je sais que ça fait toujours un peu facile de citer des références évidentes, mais des fois, juste elles sont évidentes parce qu'elles s'imposent.
La trilogie Chromozone :
Tu as écris aussi (1) que chromozone est né d'un texte cyberpunk. Le considères-tu toujours cyberpunk tel quel ? Ou punk ?
Non. Chromozone est né du désossage de mon premier projet sérieux de roman, qui lui était nettement cyberpunk, mais je n econsidère pas que Chromozone appartienne à ce genre. Ce serait plutôt du post-apo. Quelqu'un avait écrit que c'était du « phéropunk », j'aimais bien cette appellation en guise de clin d'œil.
Crois-tu plausible le scénario que tu as imaginé ?
En ce qui concerne les saloperies dont est capable l'être humain, je pense que je suis - hélas - très largement en dessous de la vérité.
Pourquoi dans ce genre de société, les embryons d'humanité se rassembleraient spontanément autour de figures messianiques (Khaleel, Cendre, le pape Michel et d'une certaine manière, Peter) et se tourneraient vers la religion ? Pour expier leurs péchés ?
Non je ne crois pas. Du moins, pas tant que lesdits « messies » ne leurs auraient pas clairement énoncé qu'il va être temps de laver plus blanc que blanc. Il me semble que ces différents leaders que tu cites proposent moins une manière d'expier qu'une manière de (sur)vivre après la catastrophe. Quand ça commence à déconner sérieusement autour de soi, c'est fou comme les humains ont tendance à écouter le premier qui causera un peu brillamment et leur donnera des réponses toutes faites (si possible en désignant un responsable, tiens, histoire de se défouler ensemble sur quelqu'un). Le populisme ne me semble pas puiser ses ressources ailleurs que dans cette angoisse sourde des désemparés qui est prête à sacrifier beaucoup - à commencer par sa liberté - pour mettre icelle en veilleuse.
Chromozone est une manière de faire table rase de notre société actuelle. Même si ce futur est sombre, violent, inconfortable à tous points de vue, ne crois-tu pas que cette nouvelle civilisation soit plus saine, en un sens, à la fin de la Cité Nymphale ?
Oui, tu as sans doute raison : après avoir mélangé des facteurs de chaos pendant trois tomes, il semblerait bien que la situation se stabilise vers un « mieux » à la fin de la trilogie.
Tu as donné différentes pistes pour la reconstruction de cette société (le retour à la nôtre mais sous contrôle avec Khaleel, les « tribus » de l'île des Keltiks, les Noctivores de Peter et la paripapauté de Michel) mais la plus frappante reste ces Noctivores qui forment une coalescence, un esprit de ruche qui déshumanise complètement les hommes et femmes qui la composent. Et pourtant, tu sembles conclure que c'est celle qui serait la plus viable. Pourquoi ?
Peut-être parce qu'elle a arraché ce qui me semble constituer le pire défaut de notre espèce : la peur. Qui engendre l'incompréhension, et la méfiance, et l'agressivité, et tout le reste.
On a déjà dû te poser la question mais pourquoi la phéromunication ?
Tout simplement parce que je cherchais un vecteur global de déshumanisation et de catastrophe autre que les nanotechnologies, qui avaient déjà été excellemment été exploitées dans L'Age de Diamant de Neil Stephenson. Quelques années plus tôt, j'avais travaillé sur un projet de jeu vidéo basé sur le fonctionnement sociétal des fourmis, et je m'étais documenté sur les phéromones et les alomones.
(Mince alors, comme un autre auteur connu que je ne nommerai pas...)
Travailles-tu avec des scientifiques pour ces concepts aussi pointus ?
Oui, à l'époque où je travaillais sur ce projet de jeu vidéo, une grande partie de notre temps au sein de l'équipe a consisté à se documenter très sérieusement sur les mécanismes biologiques liés aux phéromones.
La musique est omniprésente dans tes romans (de manière flagrante dans la cité nymphale, lorsque tu fais intervenir le tueur isolé). Considèrerais-tu la trilogie comme un opéra en trois actes ?
J'aurais plutôt dit comme une dissertation : thèse, antithèse, Synthèse ! Mais si tu veux parler d'opéra, ça me va aussi, ça fait plus classe... En fait, j'ai structuré la trilogie en trois parties séparées chacune par huit années : d'abord l'effondrement, puis la reconstruction, et enfin la stabilisation.
Tu écrivais (1) que la Volte subordonnait une création à une autre, dans une certaine complémentarité, et qui expliquait les graphismes insérés lors des interludes (musicaux) et le CD de la Cité Nymphale. Est-ce à ton initiative ? Est-ce que, dans le futur, graphisme et musique doivent, à ton avis, participer au travail créatif de l'écrivain et que le roman ait à évoluer dans cette voie « multi support » ?
Non ce n'est pas à mon initiative, mais à celle de l'éditeur. Ça fait partie de la démarche de La Volte, et ça me plaît beaucoup de voir les résultats. Etant un épouvantable dessinateur, je suis toujours subjugué par le traitement graphique d'une idée ou d'un personnage que j'ai couché sur le papier. Je ne sais pas si c'est une forme qui est destinée à devenir un standard... Le livre semble est en passe de connaître une telle mutation... Peut-être que le basculement dans l'ère de la lecture électronique - tant commentée ces temps-ci - verra fleurir des formes multi-supports.
Ton écriture et l'univers, pour la trilogie, se rapprochent d'auteurs tels que Thierry Di Rollo (tous ses romans, ou presque) ou Catherine Dufour (le goût de l'immortalité et outrage et rébellion, très punk aussi). Es-tu conscient que vous faites partie des nouvelles voix de la SF française et qu'en penses-tu ?
Je pense que c'est aux observateurs comme toi, cher Manu, de répondre à ces questions. C'est le rôle des lecteurs et des critiques de réfléchir aux familles d'auteurs et de procéder aux éventuelles classifications. A titre personnel, j'ai beaucoup de mal à avoir un regard objectif sur ma place au sein de la scène francophone.
Quartier M :
Comment passes-tu de l'écriture d'un roman à l'écriture d'un scénario de BD ?
Un peu comme on passe à l'école du cours de français à celui d'anglais. Il s'agit dans les deux cas de travailler sur une langue, mais l'outil et la technique d'expression sont différents. La bande dessinée me semble être d'abord un art de la narration elliptique. Sur un roman et sur une BD, je commence par travailler de manière semblable sur un scénario. Mais quand il est temps de passer à la réalisation, je dois être plus technique sur un découpage de BD - destiné à être compris et illustré par un tiers - que sur un roman où je suis le seul maître à bord.
Comment s'est déroulée ta collaboration avec Zano et Benjo ? Pourquoi deux dessinateurs ?
Ça s'est vraiment très bien passé. Zano et Benjo sont plus jeunes que moi, mais on fonctionnait bien. En fait, Zano est le coloriste et Benjo le dessinateur. Mais contrairement aux usages, qui veulent que le coloriste touche en général un forfait pour sa prestation, nous avons voulu qu'il touche aussi un pourcentage en droits d'auteurs. C'est pour ça qu'il est présenté à part égale dans cette collaboration.
Peux-tu expliquer le soin apporté sur le rapport entre Maël et sa sœur ?
En fait, Maël est le parent par procuration de sa petite sœur. Comme leurs parents commencent à perdre les pédales et la mémoire, il est obligé de s'occuper de sa sœur Med, atteinte d'une grave maladie. Mais c'est Med, peut-être parce qu'elle se sait condamnée, qui donne de la force à son frère un peu désemparé par le monde déliquescent qui les entoure, et l'incite à agir. En leur nom à tous deux.
Pourquoi aborder le sujet de l'amnésie de plus en plus tôt ?
J'avais envie de raconter une histoire sur les liens sociaux, et ce qui se passe quand une société toute entière perd la mémoire. Il paraît qu'un homme sans passé ne peut avoir d'avenir. C'est sur ce thème que j'avais envie de travailler, du point de vue de la nouvelle génération qui se voit forcée à hériter de cette situation.
As-tu tout écrit sur cet univers ?
Oui, j'en ai écrit beaucoup plus qu'il n'y transparaît dans ces quarante-six planches. Je crois à la nécessité de réfléchir en profondeur aux ramifications et détails d'un univers, même si tout n'est pas visible dans le résultat final. Il me semble que ça participe de la cohérence globale du résultat livré au lecteur.
Le déchronologue :
J'ai lu (1) que tu t'es inspiré (que tu as relu pour ton roman) d'œuvres qui ont bien entendu un rapport avec les flibustiers : Moby Dick de Melville, le nouveau monde de Terrence Malik ou master & commander. Mais comment est venue l'idée de faire un roman sur ce sujet ? Est-ce que cet embryon d'idée était SF (voyage dans le temps), à la base, ou bien est-ce venu pendant l'écriture ?
Non, comme je le disais plus haut, l'idée de base tenait en cette simple phrase « Un navire de pirates dont les canons tirent du temps ». C'est comme ça que j'ai vendu mon projet à mon éditeur. C'était ma manière de condenser les deux idées qui me trottaient dans la tête depuis un bout de temps : écrire une histoire en rapport avec la flibuste caraïbe, et avec les conflits temporels. Une fois cette idée à peu près clairement posée dans ma tête, il ne me restait plus qu'à inventer une histoire qui servirait autant cette idée qu'elle se servirait de ce qu'elle permettait.
Villon, comme tu l'écris (1), tire son nom de François Villon (avec un V), mais, après avoir effectué des recherches, j'ai trouvé un rapprochement entre Villon et Jean-David Nau (il s'échappe des Espagnols notamment en se barbouillant de sang et en se faisant passer pour mort parmi les autres cadavres). Villon est-il inspiré d'un personnage historique en particulier ou bien inventé de toutes pièces ?
Il a été inventé de toutes pièces, à part cette référence patronymique au poète François Villon, mais il s'inspire bien évidemment de la figure classique du « capitaine flibustier au grand cœur ». Ce qui, à mon avis, l'éloigne très vite de Jean-David Nau, dit L'Olonnais, auquel tu fais référence, dans la mesure où ce dernier est considéré comme un boucher, et un des pirates les plus sanglants de la geste caraïbe. Il existe même une gravure représentant l'Olonnais faisant avaler à un prisonnier le cœur sanguinolent d'un autre prisonnier dont il vient d'ouvrir la poitrine.
Peut-on faire un autre rapprochement de Villon avec un autre personnage, fictif mais sympathique, celui-là : Jack Sparrow (Pirates des caraïbes) ?
Ca serait peut-être déjà plus dans le ton mais pas tant que ça. A l'évidence, Jack Sparrow est un escroc, un roué manipulateur presque uniquement motivé par l'argent et sa petite personne. Et puis, c'est à mon sens un archétype de la piraterie du XVIIIe siècle à la sauce hollywoodienne, revu et corrigé par Disney ; très éloigné de la réalité des capitaines de flibuste du XVIIe, qui demeuraient pour la plupart des gentilshommes, et des lettrés.
Sévère serait inspirée de Mime/Clio d'Albator (1) ?
Effectivement, la figure de la belle femme vivant recluse dans des appartements de poupe d'un navire, fût-il intergalactique, ne peut pas ne pas faire penser à ce personnage d'Albator. En tout cas, je sais que c'est un personnage qui m'avait marqué quand j'étais môme. Mais le personnage de Sévère appartient aussi à la grande tradition de la damsel in distress du roman de chevalerie, même si en l'occurrence elle ne semble pas spécialement tenir à ce qu'on la sauve, hé, hé, hé.
Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas révélées dans le roman, notamment l'identité des Touareg. Envisages-tu d'en parler un jour ?
Non, je n'y tiens pas. Je me suis rendu compte, étant donné le caractère « journal de bord » de mon dernier roman, que les révélations trop explicatives ne me semblaient pas fonctionner, et me paraissaient plomber le ton de cette histoire vue par les yeux et la plume du capitaine Villon. J'ai essayé plusieurs versions, et j'en suis revenu au final à une forme elliptique des phénomènes temporels que traversent mes personnages.
Donc on ne saura jamais de quelle époque ils viennent, et qui était Arcadio (un rôle primordial) ? Et l'USS Washington, de quelle période est-il (il y a eu quatre navires, dont un sloop, un sous-marin et un porte-avions) ?
Ah, ah, je ne vais pas tout raconter ! Mais si tu relis bien, tu verras qu'Arcadio révèle ses origines réelles au capitaine Villon, quand ils sont dans la cité de Noj Peten. Quant au George-Washington, il s'agit bien du porte-avions américain actuellement en exercice. J'ai choisi ce bâtiment pour deux raisons : d'abord parce qu'il a effectivement participé à une vaste opération d'intimidation navale dans les Caraïbes, destinée à montrer les muscles de l'US navy à destination des pays non alignés d'Amérique latine (Cuba, Venezuela, etc.) à partir d'avril 2006 ; ensuite à cause de sa devise, qui me semble parfaitement résumer l'arrogance militariste de ces Americanos : « 90.000 tonnes de diplomatie ».
Tu écris aussi (1) que Villon est un vrai flibustier, c'est-à-dire qu'il cherche à s'enrichir, mais tous les flibustiers de l'époque, toutes nationalités confondues, sont majoritairement protestants (les écumeurs protestants) contre les Espagnols et contre l'Eglise romaine. Est-ce fortuit que tu aies choisi une période où il y ait, à l'instar de la trilogie Chromozone, une guerre de religion ? Est-ce un choix ?
Non ce n'est pas un choix, c'est une réalité de l'époque et de l'histoire, à laquelle il me fallait coller. J'ai choisi de situer le début de mon roman en 1640 pour l'unique raison que c'était l'année de la fondation de la mythique « île de la tortue », qui deviendra le haut lieu de la flibuste pendant un demi-siècle. A partir du moment où je plaçais là mon curseur temporel, il me fallait coller à la réalité de ce qui constituait le fondement du conflit entre les Espagnols et les autres nations venues leur grignoter quelques terres et possessions : les premiers sont catholiques, les autres non. Il ne faut pas non plus résumer les deux siècles de flibuste et de piraterie caraïbe à cette guerre de religion. Il y avait aussi des facteurs stratégiques, militaires, économiques, etc. Mais c'est un élément fondateur, crucial, de ce qui s'est joué à cette époque dans cette partie du Nouveau monde.
Concernant la construction déconstruction du roman, comment as-tu procédé ? As-tu écrit le roman dans l'ordre puis scindé en partie ou bien as-tu fait le choix d'une déchronologie dès l'écriture ?
Oui, absolument, j'ai dû écrire le roman dans l'ordre puis le déconstruire. Je rajouterai d'ailleurs que ce n'était pas mon objectif initial : j'avais travaillé un synopsis détaillé de la narration déchronologique, en amont de mon travail de rédaction (chapitre 1, puis 16, puis 17, puis 6, puis 2, etc.) mais je me suis rendu compte en commençant à rédiger que je n'y arrivais pas : trop difficile de me lancer dans le chapitre 16 si je n'avais pas écrit les 15 précédents. J'ai donc changé de méthode, et écrit le roman dans l'ordre chronologique, du chapitre 1 au 25, puis replacé les chapitres dans la structure temporelle morcelée que j'avais initialement conçue, avant de tout retravailler en terme de cohérence d'apparition des personnages, distillation des informations, etc. Techniquement, si je ne l'ai pas écrit deux fois, je l'ai écrit au moins une fois et demi.
La différence est bluffante. Comment fait-on pour passer d'un style « chromozone » à un style « XVIIe » pour le Déchronologue ?
Je ne pense pas que le style percutant et provoc (voire parfois gore ou pornographique) de la trilogie aurait servi la narration du Déchronologue. Donc, j'ai essayé de coller au style « picaresque » des romans d'aventures et des épopées maritimes, au langage plus fleuri qu'outrancier. Et puis, comme le livre est écrit à la première personne, et que c'est le capitaine Villon qui raconte ses mémoires, il me fallait mettre un peu en veilleuse ma façon de penser pour me glisser dans la sienne. Je dois admettre que j'ai adoré faire parler Villon ^^
As-tu conscience que ce roman était attendu à cause du sujet d'une part, et d'autre part parce que c'est ton premier roman après la trilogie Chromozone, dont les critiques ont fait tant d'éloges ?
Non, je n'en avais vraiment aucune conscience. De mon point de vue, c'était plutôt « merde, je suis en retard de six mois » et « je me demande si je ne viens pas d'écrire la bouse qui va clouer le cercueil de ma petite carrière ». Mais en même temps, j'aurais été capable de défendre mordicus chacun de mes choix sur mon manuscrit. Plusieurs personnes m'ont dit « tu sais que ton bouquin est attendu ? » mais ce n'était surtout pas ce que je voulais entendre, surtout avec la pression que je m'étais déjà mis tout seul... Les gens de La Volte ont été très cool, à ce sujet : j'ai vraiment pu me prendre le temps dont j'avais besoin.
Au final, la forme du Déchronologue correspond-elle le mieux à ton histoire (1) ?
Ça, c'est aux lecteurs d'en décider. Apparemment, si j'en crois l'accueil public de mon travail, mes choix trouvent un écho favorable chez les lecteurs et critiques du roman, ça doit vouloir dire que je ne suis pas tombé bien loin de l'effet escompté. Mon objectif, avec ce livre, est de faire vivre au lecteur une grande aventure maritime. A chaque fois qu'un lecteur refermera le livre en disant « wouah, ça décoiffe », et en se demandant s'il ne flotte pas soudain une légère odeur d'eau salée autour de lui, j'aurai atteint mon but ; à chaque fois qu'un lecteur aura une pensé émue pour Fèfè de Dieppe, j'aurai réussi mon coup.
Pour conclure, quels sont tes projets actuels ?
Et bien, je vais reprendre le travail comme scénariste sur plusieurs projets de jeux vidéo, je planche sur deux projets de BD et quelques nouvelles qui m'ont été commandées pour des anthologies en préparation. Et je me documente pour mon prochain roman.
Merci pour l'invitation sur Sci-Fi Universe, c'était sympa d'échanger quelques bordées amicales.
Merci, Stéphane Beauverger et... que les vents te soient favorables !
(1) : http://www.actusf.com/forum/viewtopic.php?t=6298&start=0
Entretien réalisé par email du 8 au 11 avril 2009.
Publié le dimanche 12 avril 2009 à 09h00
Fiches de l'encyclopédie de la science-fiction en rapport avec l'article
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Le Déchronologue
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Stéphane Beauverger
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