Critique L'Ile du Docteur Moreau [1896]
Avis critique rédigé par Nicolas W. le vendredi 14 janvier 2011 à 21h16
L'île monstrueuse
"J'étais encore bien jeune à cette époque, et Moreau devait avoir au moins la cinquantaine. C'était un physiologiste fameux et de première force, bien connu dans les cercles scientifiques pour son extraordinaire imagination et la brutale franchise avec laquelle il exposait ses opinions. Etait-ce le même Moreau que je venais de voir ? Il avait fait connaître, sur la transfusion du sang, certains faits des plus étonnants et, de plus, il s'était acquis une grande réputation par des travaux sur les fermentations morbides."
Herbert George Wells. Voici bien un nom mythique de la littérature et plus spécifiquement pour le genre science-fictif. L'anglais fut en effet un des pionniers du genre avec son aîné français, Jules Verne. C'est en 1895 qu'il écrit un de ses romans fondamentaux, la Machine à explorer le temps. Rapidement, il s'acquiert une grande notoriété avec sa façon de mêler la fiction à des avancées scientifiques fantasmées. Au contraire de Verne, Wells pourtant n'apparaît pas autant intéressé par les merveilles de la science que par leurs conséquences, qu'elles soient morales, sociétales ou humaines. Œuvre emblématique de cette démarche, L'Ile du Docteur Moreau apparait comme l'apogée pessimiste de cette interrogation philosophique, davantage encore que son Homme Invisible.
Rescapé d'un naufrage, Edward Prendrick est recueilli par un autre navire croisant au environ. A sa grande surprise, c'est un des passagers, un certain Montgomery, qui a fait cette demande au capitaine et à l'équipage qu'il paye pour transporter une bien étrange cargaison. Celle-ci consiste en divers animaux, du puma au lapin... Plus étrange encore s'avère le compagnon de l'énigmatique sauveur, dont les caractères physiques semblent peu humains. Bientôt débarqué sur une île, Prendrick fait la connaissance du maître des lieux, le docteur Moreau. De sinistre réputation en Angleterre pour ses expériences de vivisection et de transfusion, le scientifique continue ses recherches dans l'isolement insulaire. Pourtant, le nouvel arrivant doit faire face à de bien étranges habitants sur ce domaine, sans compter que les recherches de Moreau demeurent énigmatiques... Voilà le point de départ d'un récit assez court - d'environ deux cent pages - qui s'enfonce au fur et à mesure dans un pessimisme assez surprenant pour l'époque.
On le comprend rapidement, toute l'histoire va tourner autour des hybridations tentées par Moreau sur les animaux pour en faire des hommes. Au nom de la science, le docteur tente l'impensable. Wells dresse ainsi un portrait au vitriol des dangers qui guettent l'humanité dans les découvertes et les avancées qui caractérisent cette fin de l'époque victorienne. En effet, les différentes prouesses et perspectives offertes au début du XXème siècle se voient ici recadrées par les débordements des hommes eux-mêmes. Sur son île, Moreau se livre à l'innommable et au répugnant en torturant des animaux, en les remodelant. Ceux-ci se retrouvent bipèdes, doués de paroles et d'une conscience embryonnaire. Cette parodie d'humanité horrifie légitimement Prendrick qui confrontera rapidement le scientifique face à son œuvre. Le discours tenu par le chirurgien effraie plus encore que son absence totale de moralité, car celui-ci croit totalement au bien fondé de ses projets. Le sujet de Wells met face à face la science et ses conséquences les plus terribles, ou quand l'homme se prend pour Dieu. Non content de commettre d'infâmes opérations sur son domaine, il inculque également une sorte de peur divine de sa personne. L'Ile du Docteur Moreau va ainsi bien plus loin qu'une acide incursion dans les débordements de la recherche, Wells parodie la religion et tourne en ridicule les hommes. On rapproche rapidement le comportement de ces hybrides à l'esprit limité par rapport au docteur à celui des croyants vis-à-vis de Dieu. Dans une époque où la religion domine encore beaucoup d'aspects de la vie quotidienne, le discours de l'anglais apparait comme singulier.
Il ne s'avère pas inutile de s'attarder sur les pauvres êtres qu'a enfanté Moreau par ses expériences. On éprouve bien vite une sorte de compassion pour ces âmes en peine, coincées entre leur bestialité archaïque et leur nouvelle existence qui les pousse à l'humanisation. Soumis non seulement à la torture de Moreau lors de leur transformation, ils endurent le joug de celui-ci et sa tyrannie par des lois transmise par un des leurs (encore une fois on rapproche ce trait des lois bibliques). On les interdit de laper l'eau, d'aller à quatre pattes ou encore de gouter la viande. Plus qu'un côté philosophique pour en faire des semblants d'hommes, ces enseignements servent un but bien plus pratiques : ne pas s'attaquer à son créateur. Puisqu'entouré par ces hybrides, Moreau se doit de les effrayer pour éviter de se faire réduire en charpie. Encore une fois, on se rend compte de toute la force du message sur la religion transmis par Wells, mais aussi sur le colonialisme britannique qui n'était, finalement, pas si différent dans ses rapports entre indigènes et coloniaux.. Les créatures s'avèrent surtout pathétiques et le lecteur éprouvera, notamment pour M'ling, une certaine sympathie. Au final, leur retour vers l'animalité se conçoit comme inévitable pour Wells qui terminera sur cette idée terrifiante et résolument sombre que l'humanité n'est qu'un troupeau de sauvages comme les autres, condamné à retourner vers son état bestial. Le futur, malheureusement, lui donnera raison.
On remarque que les explications scientifiques du procédé d'hybridation apparaissent de façon succincte et peu convaincante, beaucoup moins qu'une autre œuvre célèbre tel que le Frankenstein de Mary Shelley. Si l'on peut pouffer devant l'idée qu'un chirurgien puisse transformer un animal en un simili-homme, il faut remettre l'œuvre dans son contexte de parution et les croyances scientifiques de l'époque. Ainsi, grâce au sérieux de sa démarche, et même s'il ne s'agit pas là du cœur du roman, cette conception de l'hybridation et de la médecine n'en reste pas moins un témoin éloquent de toute une période. De plus, en imaginant la perversion de la science par ceux qui la pratiquent, Wells se pose en visionnaire. Cette fibre pessimiste sur les applications pratiques de la recherche se retrouvera l'année suivante dans l'Homme Invisible, autre roman fondamental du genre science-fictif. En attendant, L'Ile du Docteur Moreau fait figure de classique dont nombre d'auteurs s'inspireront ou lui rendront hommage comme Alan Moore dans sa Ligue des gentlemen extraordinaires.
"D'ailleurs, je suis un homme religieux, Prendrick, comme tout homme sain doit l'être. Il se peut que je me figure être un peu mieux renseigné que vous sur les méthodes du Créateur de ce monde - car j'ai cherché ses lois à ma façon, toute ma vie, tandis que vous, je crois, vous collectionnez des papillons. Et je vous réponds bien que le plaisir et la douleur n'ont rien à voir avec le ciel ou l'enfer."
La conclusion de Nicolas W. à propos du Roman : L'Ile du Docteur Moreau [1896]
Déjà adapté à de nombreuses reprises au cinéma, L'Ile du Docteur Moreau reste un classique de la littérature et une des pierres angulaires de la science-fiction moderne. D'un abord simple, l'œuvre s'avère aussi intelligente que forte, confirmant qu'Herbert G. Wells demeure un auteur incontournable.
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