Critique Alice [2010]
Avis critique rédigé par Nicolas W. le dimanche 23 janvier 2011 à 16h26
Suivez le lapin blanc
"Le terrier descendait à l'horizontale, comme un tunnel, puis plonge soudain, si soudainement qu'Alice se mit à tomber dans ce qui ressemblait à un puits profond avant d'avoir pu envisager de s'arrêter. Soit ce puits était très profond, soit Alice tombait très lentement, car elle eut tout le temps de regarder autour d'elle pendant sa chute et de se demander ce qui se passerait ensuite."
A l'occasion d'un voyage en barque sur la Tamise en juillet 1862, la petite Alice Liddell demande à son ami professeur Charles Dodgson de lui raconter une histoire. Sous le regard attentif d'Alice et de ses deux sœurs, le pasteur s'exécute et invente en cette belle journée d'été un des contes les plus célèbres qui soient. Ce ne fut que trois ans plus tard que le récit fut publié. Charles Dodgson l'intitulera Les aventures d'Alice au pays des merveilles. Depuis tout ce temps, nul besoin de dire que le conte a connu un succès phénoménal qui l'a fait rayonner sur de multiples médias dont le dernier en date fut le cinéma avec l'Alice au pays des merveilles de Tim Burton (qui constitue d'ailleurs plus une suite au récit original qu'une véritable adaptation). Près de cent quarante ans plus tard, les éditions Calmann-Levy par leur collection Interstices ont décidé de faire honneur au chef d'œuvre de Lewis Caroll (nom de plume de Charles Dodgson) en le rééditant avec sa suite, La traversée du miroir et ce qu'Alice y trouva de l'autre côté (aussi appelé De l'autre côté du miroir). Pour parfaire son travail, l'éditeur a mis les deux récits tête-bêche et il suffit au lecteur d'aller sur la quatrième de couverture pour se retrouver avec la suite d'Alice au pays des merveilles entre les mains. De plus, le livre est accompagné des exquis dessins de Mervyn Peake pour illustrer les péripéties de ce voyage déroutant. A l'arrivée, le livre-objet s'avère une petite merveille. Comme il se doit pour un tel sujet...
Mais revenons-en au récit en lui-même. Alice s'ennuie au bord de l'eau alors que sa sœur se plonge corps et âme dans un livre... sans images. Par un heureux hasard, la petite fille s'échappe de sa léthargie au moment où un lapin passe non loin avec une montre à la main et en répétant "Mon Dieu, mon Dieu ! Je vais arriver trop tard !". Bien décidée à savoir à quel événement ce rongeur fait allusion, Alice le suit jusque dans son terrier. C'est après une chute vertigineuse dans celui-ci qu'elle atterrit dans un monde étrange où les animaux parlent, où les reines décapitent et où les chapeliers prennent le thé en compagnie de lièvres. Un véritable monde de fous. On comprend dès les premières pages que le texte s'adresse à un public jeune et l'histoire apparait ainsi comme accessible et simpliste. Pourtant, le récit de Lewis Caroll recèle non seulement des trésors d'imaginations mais également une intelligence indéniable. Plongeons dans le terrier du lapin blanc.
Les aventures d'Alice au pays des merveilles peut bien entendu (et doit ?) s'appréhender sous l'angle du conte pour enfant. De cette façon, toutes les péripéties de la fillette se suffisent à elles-mêmes pour former un récit intriguant et entraînant où le lecteur découvre des personnages fascinants tels que le chapelier ou la fausse tortue. Pris au premier degré, le décalage produit entre la rationnelle Alice et les doux-dingues de ce nouveau monde amuse. En maître du non-sens et digne héritier de l'humour anglais, Lewis Caroll enchaîne les rencontres improbables et les discussions saugrenues. Si cela contribue à amuser petits et grands, il ne faut pas oublier que l'auteur voit plus loin. Non content de divertir, il invente un monde sans logique pour s'inscrire à contre-courant du rationalisme. Au cours de son aventure, Alice découvre un univers qui brise les conventions, viole les lois et fait fi de tout bon sens. L'écrivain anglais façonne un pays contraire à son époque victorienne. C'est à ce niveau que le roman prend une autre dimension.
On réalise que Caroll détourne le sens des mots et joue avec leur double signification. Mieux, il change parfois leur sens avant de finir par parodier les poèmes et chansons dans leur entier. Lorsqu'Alice essaye d'entamer un morceau qu'elle connait, les paroles lui échappent et n'en font qu'à leur tête. Le langage perd son sens. Davantage que la transgression des règles lexicales, l'auteur s'attaque au temps et à l'espace qui se dilate ou se contracte sans explication. Ainsi notre héroïne grandit et rapetisse suivant les mets qu'elle ingère. La taille fluctue mais le temps également. La très fameuse scène où le chapelier, le lièvre de Mars et le loir prennent le thé fait figure d'exemple. A cette occasion, on lui apprend que l'on peut sympathiser avec le temps et le distendre. C'est d'ailleurs pourquoi les joyeux compères prennent le thé depuis une date qu'ils sont incapables de se remémorer. Piégée dans la coutume la plus british qui soit, Alice prend peur et finit par abdiquer. On remarque que Lewis Caroll s'attaque de cette manière aux conventions sociales de son temps en les tournant en ridicule. Le jeu du croquet s'avère un autre exemple éloquent. Plus que le sport en lui-même, c'est la royauté qui se voit ridiculisée par l'intermédiaire de l'irascible Reine rouge et de son non moins insensé mari, le roi. Leur grotesque et leur imbécilité n'est pas sans renvoyer à la famille royale anglaise. De même que la parodie judiciaire de la fin de l'ouvrage qui donne la part belle à l'absurde, renvoyant aux procès de notre monde. En réalité, sous couvert d'un conte pour enfants innocent, Lewis Caroll renverse toutes les conventions et façonne un univers illogique reflétant le nôtre.
Mais l'élément central du récit, c'est certainement le rapport à la folie. Alice est une enfant de bonne famille tout à fait rationnelle qui plonge dans un tourbillon d'absurdités où seuls les fous se comprennent. Dès lors, discerner la normalité devient chose ardue, d'autant plus que la pauvre Alice se confond rapidement avec son environnement jusqu'à ne plus se reconnaître elle-même. Le sens s'avère double dans ce récit. D'une part, dans un pays de fous, seule le normal devient anormal, et seul la majorité décide de ce qu'est la logique. D'autre part, l'être sain d'esprit ne peut rester bien longtemps lui-même en compagnie de gens insensés. La folie semble contagieuse... à moins que nous ne soyons déjà tous fous à l'origine, comme une certain félin le prétend à Alice. Dans un tel endroit, les bébés se transforment en cochons, les chats arborent un large sourire et les lapins sont en retard. Comment ne pas perdre le nord devant un tel tableau ? D'ailleurs, est-il bien raisonnable de garder raison ?
Finissons en insistant sur la qualité du livre de la collection Interstices dont les superbes dessins de Mervyn Peake enrichissent considérablement le contenu. Il ne reste vraiment plus d'excuses pour ne pas lire un tel classique dont on a souvent nourri l'imaginaire moderne. Même si Tim Burton s'égare de trop avec son dernier film, d'autres initiatives pourront interpeller le lecteur comme l'hommage de Jérôme Noirez dans Leçons du monde fluctuant ou la version pour le moins effrayante du conte que l'on retrouve dans l'almanach du nouveau voyageur au sein de La ligue des gentlemen extraordinaires d'Alan Moore. Les plus curieux pourront même jeter un œil sur la fascinante adaptation de Jan Švankmajer datant de 1988.
"-Quelle sorte de gens vivent par ici ?
- Par ici, dit le Chat en agitant sa patte droite, vit un Chapelier, et par là (en agitant l'autre patte) vit un Lièvre de Mars. Tu peux aller chez l'un ou l'autre : ils sont tous les deux fous.
- Mais je n'ai pas envie d'aller chez des fous, remarqua Alice.
- Ca tu n'y peux rien ! Nous sommes tous fous, ici. Je suis fou. Tu es folle."
Remerciements à Amandine V. pour la relecture.
La conclusion de Nicolas W. à propos du Roman : Alice [2010]
Voyage surprenant dans un pays merveilleux, Les aventures d'Alice au pays des merveilles promettent une lecture agréable et distrayante. Mais au-delà, l'œuvre de Lewis Carroll fait preuve d'un surprenant sens contestataire et d'une redoutable intelligence qu'il ne faut absolument pas manquer. On conseillera la lecture de ce petit chef-d'œuvre à tous, que vous soyez petits ou grands.
On a aimé
- Une histoire à deux niveaux de lecture
- Une galerie de personnages étonnants
- Un récit étonnant
- Le thème de la folie
- Le refus du rationalisme
On a moins bien aimé
- Le non-sens qui pourra destabiliser
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