Critique Petites morts [2012]
Avis critique rédigé par Manu B. le dimanche 26 février 2012 à 11h59
Les mille et une vies de Jaël de Kherdan
"Le reflet lui sourit comme pour dire que tout allait bien se passer. Il cligna des yeux. Où en sommes-nous ? Les mains posées sur la poitrine, rajustant les boutons de nacre du gilet. Au pied du lit, un livre ouvert, une bouteille vide. La tête lui tournait bien qu'il se fût réveillé plus de deux heures auparavant. Il fit encore une fois rouler ses poignets, sa nuque. Son corps était raide comme celui d'un pantin, il ne pouvait pas se battre dans cet état... Repousser le duel ? Impossible !..."
Obligé de se battre en duel, Jaël de Kherdan n'est pas dans une forme telle qu'il pourra venir à bout des deux frères qui l'ont provoqué. Après s'être débarrassé du premier, il est défait par le second et est recueilli par une mystérieuse bienfaitrice. Dans la demeure de la dame, il reprend ses esprits et commence avec son hôte à revivre ses aventures qu'il semble avoir oubliées. Il se remémore alors ses libertinages avec la jeune Eva, avec Léora puis Mademoiselle Belle. Puis il prend conscience que le rêve se confond avec la réalité sans pouvoir les discerner. Cela a certainement à voir avec le fait que la dame avec laquelle il discute est la magicienne Kirsten...
Connu et reconnu grâce à son premier roman Mémoire Vagabonde (récompensé par le prix Julia Verlanger en 1998), Laurent Kloetzer revient 14 ans plus tard au personnage de Jaël de Kherdan. Le libertin à la personnalité trouble n'avait pas livré tous ses secrets et Petites morts en livre quelques uns. Il est publié aux éd. Mnémos coll. Dédales.
Si Mémoire Vagabonde situait les errements de Jaël dans un XVIe ou un XVIIe alternatif, Petites morts brouille totalement les pistes.
Dans une première grande partie, on retrouve le héros de ces dames, un bretteur aussi doué avec une épée qu'une plume, bien à l'aise dans son époque et avec les moeurs de la noblesse de la Renaissance.
Mais Laurent Kloetzer surprend le lecteur avec la nouvelle intitulée l'orage, un texte où l'on perd peu à peu toute notion de temps. A partir de là, les bonds temporels sont de plus en plus fréquents, jusqu'à Immacolata où le héros fait partie de notre présent, certes alternatif. A quelle époque appartient l'écrivain schizophrène ?
L'écrivain français laisse planer le doute. Cela provient aussi du fait que Petites morts est un fix-up habilement assemblé: Mademoiselle Belle a été publié dans Légendaire et L'orage dans Rois et Capitaines. Ce texte central fait le lien entre passé et présent, entre Eva, Mademoiselle Belle d'une part et Immacolata de l'autre.
Si Eva est assez long à se mettre en route, il réserve une surprise de taille en toute fin. Dans la deuxième nouvelle, Mademoiselle Belle, Jaël est invité à une soirée libertine qui, après l'avoir un temps émoustillé, l'amuse de moins en moins dès lors que les jeux sont de plus en plus pervers. Et ce, jusqu'à un point culminant où il devra faire un ultime choix. C'est un texte dont la construction et le rythme sont parfaitement maîtrisés.
L'orage, on l'a dit, est la pierre angulaire du roman. Comme dans Le Temps incertain, Laurent Kloetzer joue avec des boucles temporelles. Le héros doit faire le bon choix à chaque étape sans quoi il est condamné à revivre indéfiniment la même chose.
Enfin, Immacolata nous ramène dans un présent, celui où Jaël n'est pas le Jaël de la Renaissance mais une projection virtuelle. Le héros est amnésique, mais expert dans la manipulation des données de façon à inventer un passé aux clients. Son dernier contrat l'amène à rencontrer une femme richissime mais troublante... Ce texte est Dickien, dans lequel on y retrouve double réalité, schizophrénie et faux semblants. Evidemment, l'auteur français y apporte son style et transcende même le maître sur son terrain de jeu favori. Une nouvelle époustouflante.
La conclusion de Manu B. à propos du Roman : Petites morts [2012]
Après le succès de CLEER, ce thriller futuriste toutefois sous-titré "une fantaisie corporate", Laurent Kloetzer (seul, cette fois) revient à ses premières amours avec ce livre lui aussi hors genre. Malgré les premières scènes ancrées dans une période se situant entre la Renaissance et le Grand Siècle, ce n'est pas tout à fait un roman de fantasy. En témoigne la deuxième partie, certainement la plus fascinante et la plus troublante de l'ouvrage, dans laquelle l'auteur s'amuse à égarer le lecteur à la manière de Michel Jeury ou Philip K. Dick.
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