Critique Civilizations [2019]

Avis critique rédigé par Frédéric M. le dimanche 10 novembre 2019 à 09h00

Total Annihilation : fin de partie

Depuis sa sortie en avril dernier, le troisième roman de Laurent Binet fait parler de lui. Ses deux premiers ouvrages avaient été primés, et Civilizations proposait un pitch orignal : celui d'une uchronie où les Incas auraient appris à forger le fer, se seraient endurcis contre les maladies européennes et auraient par la suite empêché la découverte de leur continent par Colomb. Ces ingrédients mis en place, il n'en fallait pas plus pour imaginer un coup du hasard qui poussent les Incas à conquérir ce qu'ils percevraient comme le Nouveau Monde : notre Europe

(nota : tout ce qui suit ne divulgâche en rien l'intrigue - le résumé de la quatrième de couverture ou que vous trouverez sur ce site comprenant ces éléments narratifs)

Le roman se décompose en quatre parties : la première voit les éléments se mettre en place. Les Vikings naviguent plus au Sud qu'ils ne l'ont fait en réalité et s'établissent en Amérique du Sud, apportant aux locaux leur science de la navigation et de la forge, ainsi que quelques microbes dont la quantité somme toute réduite permettra la survie des populations autochtones - et la construction de l'immunité. Le style est bref, rythmé et prend la forme d'une chronique dont le narrateur ne sait que peu de choses - compatible avec les temps reculés narrés ici (tout le roman est rédigé du point de vue d'un "chroniqueur" qui ne sera jamais présenté, mais dont on suppose qu'il vivrait au XVIIe, peut-être XVIIe siècle de ce monde alternatif). Cela se laisse lire et nous permet de rentrer dans le roman.

La deuxième partie prend la forme d'un journal de bord, celui de Christophe Colomb et de l'échec de son expédition : échec puisque s'il découvre quelque chose par delà l'Océan, il n'en revient pas, laissant croire à ses commanditaires qu'il n'y a rien à l'Ouest.

La troisième, le gros du morceau, raconte comment - et pourquoi - un chef inca se retrouve à traverser l'Océan d'ouest en est, débarque en Europe et bouleverse l'histoire de la Renaissance. (Et il existe donc une quatrième partie que je vous laisse découvrir : elle est presque hors de propos du postulat de départ).

Avant d'aller plus avant, je vous avoue avoir toujours eu du mal avec la plupart des uchronies. Bien souvent, elles exploitent une idée stimulante, pour au final n'en faire rien, simple succession de remplacements dans l'Histoire des acteurs réels par des acteurs imaginaires, ou réels mais autres, sans que cela n'aboutisse à rien. Je reconnais tout à fait le côté subjectif de cette opinion, laquelle me pousse à considérer Pavane de Keith Roberts ou Chroniques des Années Noires de Kim Stanley Robinson d'un oeil froid (par contre j'ai adoré Fatherland de Robert Harris parce que justement il nous avertissait sur les risques de l'oubli). Au fur et à mesure que je lisais (avec facilité) Civilizations, un je ne sais quoi me dérangeait. L'histoire fonctionnait, la progression des Incas au pays des "Levantins" était crédible et intéressante et pourtant... pourtant quelque chose n'accrochait pas. Quelque chose que je finis par identifier.

Civilizations se place dans sa troisième partie, l'essentiel du roman, encore une fois, du point de vue des Incas. Avec cependant des limites : leurs victoires, leurs découvertes et leurs défaites sont narrées par la plume d'un chroniqueur européen qui ne sera jamais nommé. Le "point de vue des Incas" qui en découle reste caricatural : incompréhension face aux petits lamas blancs, aux crânes tondus qui adorent un dieu clouté, et au breuvage noir... mais il ne comporte aucun trait culturel inca. Cela reste le récit par un européen de l'arrivée d'un nouveau peuple chez lui, ici Inca, mais il aurait pu être Zulu, Mongol ou Tartare que ça n'aurait pas bien fait de différence. Le dirigeant de l'expédition, Empereur en devenir, renonce bien vite à l'étiquette de son pays et de sa culture et le dieu vivant, descendant du soleil, s'adapte aux conventions autres - mais finalement plus souples - des cours européennes. Comme si cette contrainte avait trop gêné l'auteur et qu'il avait préféré transformer son personnage en fin politique, prêt à tous les renoncements pour le pouvoir. Pourquoi pas ? Hélas, ce choix devient regrettable au milieu du reste : ces manoeuvres politiques semblent largement dûes à la seule lecture de Machiavel - qui si elle offre une expérience non-négligeable pour comprendre les moeurs politiques européennes et offrent des directions à un dirigeant partant de zéro, ne saurait être la seule base de gouvernement d'un Empereur exilé, qui six mois auparavant, disputait le trône à son frère.

De même les exilés incas mettent très longtemps à comprendre que le "breuvage noir" est une boisson alcoolisée à base de fruits (alors qu'on sait que les peuples pré-colombiens n'ont pas attendu l'homme blanc pour confectionneur leurs bières ou leurs alcools de fruits). De même, ils s'émerveillent des coffrets qui parlent alors que des bibliothèques entières de livres - à la construction et au format différents des standards européens - furent détruits lors de la conquête espagnole

Le texte a beau comprendre des termes des langues natives des envahisseurs, ces inclusions restent plaquées comme elles pourraient l'être dans un mauvais roman de fantasy : on ne présente pas une culture et ses schémas de pensées en changeant le nom d'un érudit en amauta, d'un messager en chaski. Et en terme de présentation de culture, et du choc qu'aurait pu produire les différences très marquées entre les Incas et les Européens (terme réducteur et anachronique vu les différences qui existaient entre les différentes cours de France, d'Espagne, d'Angleterre...), il ne reste pas grand chose : quelques perroquets, des coiffes de plume et une princesse à l'érotisme troublant qui fera tournebouler les têtes. J'avais l'impression d'apprendre plus de choses en regardant les Les Mystérieuses Cités d'or...

Dans la réalité, les Incas ainsi que tous les peuples pré-colombiens ont été massacrés ou réduits en esclavage, leur culture détruite et leurs terres spoilées. Les fragments qui ont pu être préservées et les recherches archéologiques qui ont été menées depuis montrent l'étendue et la richesse de leur culture, qui n'avait rien à envier à la notre en termes de raffinement. Il est donc plus que curieux, pour ne pas dire désagréable, en ces temps où des auteurs oeuvrent pour la réhabilitation des cultures premières et des cultures autochtones face au rouleau compresseur d'un modèle occidental et colonialiste, de voir une culture réelle se voir donner une chance dans l'imaginaire pour qu'elle soit résumée à quelques colifichets. Quant au prix remis fin octobre 2019 par l'Académie Française à ce roman, bien sûr, le texte de Laurent Binet multiplie les clins d'oeil littéraires à même de séduire l'Académie... mais ils ne résistent pas à un examen minutieux. En effet, toutes ces citations plus ou moins détournées, ces discours mis dans la bouche de figures historiques de la Renaissance... sont sujets à caution, voire bourrés d'erreurs historiques : un comble pour une uchronie. Ce genre est censé introduire des éléments fictifs dans un cadre réel, et non censé introduire des éléments fictifs en prenant de surcroit des libertés avec la réalité de l'époque transformée. Pour plus de détails sur ces aspects, je vous invite à lire cet article de Frédéric Werst, qui analyse en détail ces références et le contexte historique réel - article que j'ai découvert après ma propre lecture.

Il ressort de Civilizations l'impression d'une idée ambitieuse gâchée par paresse (manque de recherche sur la culture Inca) et facilité (manque de rigueur sur les références européennes et moyen-orientales), gâchée au point d'en être très discutable politiquement.

La conclusion de à propos du Roman : Civilizations [2019]

Auteur Frédéric M.
10

Civilizations ne dépasse pas son statut de clin d'oeil au jeu vidéo dont il tire son nom : une histoire imaginée pour relater la progression d'un joueur et de son "peuple" dans le jeu de Sid Meier.

On a aimé

  • Lecture facile;
  • Le meilleure compte-rendu de partie de Civ jamais édité.

  •  

On a moins bien aimé

  • Des références littéraires faciles voire trompeuses;
  • Le survol de la culture inca;
  • Les libertés prises avec le cadre choisi au-delà du postulat uchronique.

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