Critique Stalker ou pique-nique au bord du chemin [1981]
Avis critique rédigé par Nicolas W. le samedi 10 juillet 2010 à 14h28
Le plus fameux des pique-niques
"Le fait même de la Visite est la découverte la plus importante non seulement de ces treize dernières années, mais de toute l'histoire de l'humanité. Il n'est pas important de savoir d'où ils sont venus, ni leur but, ni pourquoi ils sont restés si peu de temps, ni où ils sont allés après. Ce qui compte, c'est que, maintenant, l'humanité le sait avec certitude : elle n'est pas seule dans l'univers. J'ai peur que l'Institut des cultures extraterrestres n'ait plus jamais une chance de faire une découverte aussi fondamentale."
Redrick Shouhart travaille pour L'institut des cultures extraterrestres dans la ville d'Hartmont. En ce lieu se trouve désormais la Zone. On ne sait guère de choses sur celle-ci. Ce dont on est certain c'est que des entités étrangères à la Terre l'ont créée et qu'il en existe six disposées sur le globe. En son sein, les visiteurs ont laissé de fabuleux objets, mais aussi nombre de pièges mortels. Attirés par le gain, des individus bravent les interdits pour en extraire "creuse", "éclaboussures noires" et autres batteries "etak". Ces hommes sont appelés des Stalkers, et Redrick "Le Rouquin" Souhart en fait partie. Ils doivent affronter les dangers de la Zone, des perturbations physiques à l'insidieuse corruption de l'esprit, sans compter les patrouilles de sécurité qui n'hésitent pas à tirer sur quiconque entre illégalement dans la Zone. Ici, commence le récit du Rouquin, celui d'une rencontre qui a tout bouleversé, à jamais.
La collection Denoël Lunes d'encre avait déjà réédité un des romans d'Arkadi et Boris Strougatski l'année dernière avec Il est difficile d'être un dieu (critiqué ici). Cette fois, ce n'est pas moins de deux romans qui sont publiés avec L'île habitée et le célèbre Stalker. Souvent considéré comme le chef d'œuvre des russes, ce roman a également été adapté en film par Andrei Tarkovski et en jeu vidéo sous le nom de S.T.A.L.K.E.R.: Shadow of Chernobyl. Pourtant relativement court avec quelques 200 pages, Stalker a marqué durablement le milieu de la science-fiction, voire même au-delà. Retour sur une œuvre culte.
Passé un court prologue sous la forme d'une interview de l'éminent scientifique Valentin Pilman, Stalker s'articule en 3 chapitres sur la vie de Redrick Souhart et un autre sur le personnage de Richard Nounane pour un nouvel angle de vue sur la Zone et Le Rouquin. Les frères Strougatski font tout d'abord preuve d'une imagination formidable dans la mise en place de cette fameuse Zone. Témoignage du passage inopiné d'extraterrestres sur la surface terrestre, elle n'en reste pas moins un lieu aussi terrifiant qu'intriguant. Les russes mettent en valeur ces deux facettes : d'une part grâce aux explorations des stalkers que l'on vit pas à pas, mais aussi en dehors de la Zone lors des discussions autour de celle-ci. Il faut dire que la Zone forme un fascinant mirage non seulement pour les stalkers mais également pour les scientifiques, les autorités et les autres autochtones. La dualité attraction/repoussoir de ce lieu n'est pas innocente, elle s'avère surtout troublante. Il serait pourtant par trop réducteur de considérer la Zone sur ce modèle bivalent.
"Les réponses existent, dit Valentin en souriant. Il y en a même plein, choisissez celle qui vous plaît."
Le premier coup de génie des russes réside dans la myriade de significations que peut revêtir la Zone. Mirage de la fortune, création diabolique, test pour l'humanité, premier contact...La création des Strougatski s'affiche surtout comme révélateur de l'âme humaine. Bien entendu, la Zone captive par ce qu'elle est, mais elle fascine surtout par ses effets sur les hommes. Et c'est précisément sur ce point que les auteurs concentrent leurs efforts au travers des stalkers. Immédiatement, le personnage de Redrick Souhart s'impose au lecteur. Stalker et laborantin dans un premier temps, il doit rapidement survivre de son unique activité illégale en ramenant des artefacts de la Zone. Il rassemble en lui la vilénie et la noblesse humaine, victime de sa cupidité mais aussi de sa bonté pour subvenir aux besoins de sa famille. Cette fascinante figure évolue tout au long du livre, partageant avec le lecteur ses pensées, ses peines, ses joies, le tout sans détour. Dépouillé de toutes fioritures, le parcours du Rouquin croise également d'autres destins. Celui de Charognard ou encore de Kirill prennent une importance capitale, explorant d'autres versants de l'âme humaine, d'autres réactions face à la Zone : l'avidité et la curiosité. Au-delà, on trouve aussi quelques protagonistes secondaires avec les enfants des stalkers, maudits depuis leur naissance, ou encore Cirage, un stalker qui apporte une dimension religieuse, étrangement discrète dans le roman russe. En dernier lieu, on citera le personnage de Richard Nounane qui ouvre une autre perspective sur le personnage de Redrick Souhart et la Zone. En prenant une dimension plus distante par rapport au reste du récit, la partie de Nounane apporte nombre de considérations captivantes, c'est l'une d'entre elles d'ailleurs qui donne son sous-titre au roman.
"Un pique-nique. Imaginez : une forêt, un chemin, une clairière. Une voiture passe du chemin dans la clairière, apparaissent des jeunes gens, des paniers à provisions, des jeunes filles, des transistors, des appareils photos et des caméras... On allume un feu, on dresse des tentes, on branche la musique. Et le lendemain matin, ils repartent. Les animaux, les oiseaux et les insectes qui la nuit, épouvantés, avaient observé le cours des événements, sortent de leurs abris. Que voient-ils ?"
En effet, même s'il n'apparait pas sur la couverture, Pique-nique au bord du chemin est le sous-titre de Stalker. Cette appellation forme le second trait de génie des russes. Car Stalker pourrait être taxé de vaste fumisterie. Il ne s'agit en fait pas de l'histoire d'un contact avec une civilisation non-humaine mais au contraire, d'un non-contact. Jamais nous ne verrons dans le roman les mystérieux visiteurs et toute l'intelligence du roman trouve son apogée dans cette idée. Les humains semblent venir comme des fourmis piller les restes d'un pique-nique de géants qui n'ont eux-mêmes aucunement conscience de la présence des insectes. Résolument noir, cet axe du roman étend son ombre sur l'ensemble de l'œuvre et révèle clairement la notion terrifiante du non-contact. Dans Stalker, l'élément le plus effrayant consiste dans l'insignifiance de l'homme et de l'humanité. Quelle chose plus terrifiante que de n'être rien ? C'est le propos insidieux et traumatisant développé par les Strougatski dans le roman. A cet égard on comprend mieux le comportement humain et notamment celui des stalkers, irrémédiablement attirés par la Zone. Quête de compréhension et simples insectes sur les restes d'un repas, les deux thématiques se croisent et resserrent leurs mailles sur la vanité humaine. En fait, le plus grand mérite de l'homme, c'est de survivre et non de vivre. L'existence menée par les stalkers eux-mêmes en est la parfaite illustration. Mais c'est surtout la notion de Zone qui prend une autre ampleur. C'est l'homme qui lui donne une signification, mais en fait, en dernier lieu, l'homme ne peut rien comprendre, il ne peut qu'imaginer, extrapoler. La véritable terreur qui suinte de la Zone, c'est l'ignorance.
Réflexion sur l'homme, sur son destin, Stalker brille aussi par d'autres petites trouvailles fabuleuses. Parmi celles-ci, on trouve ces mystérieux artefacts aux noms évocateurs. Gelée de sorcière, éclaboussures noires ou creuses, ces objets étranges ont des propriétés fascinantes. Mieux que leur évocation, c'est la mise en situation au gré des pérégrinations des stalkers qui constitue une excellente idée. Ils agissent dans ces passages comme autant d'épées de Damoclès sur la tête des pillards. Paradoxalement, comme la Zone elle-même, ils offrent pourtant des perspectives de fortune et d'avancées technologiques. L'ambivalence à l'égard de ces artefacts apparait comme identique à l'attrait qu'exerce la Zone elle-même. La débauche imaginative dont font preuve les Strougatski apporte une véritable identité au roman et se retrouve, de façon bien plus tangible, dans le jeu vidéo (à cet égard, l'ambiance comme les artefacts qu'on y trouve sont superbement bien retranscrits). A l'image de la Zone, ces objets sont aussi un véritable graal, en sus d'être un danger mortel. La boule d'or qui occupe une large part du roman permet de faire la synthèse du discours des deux auteurs. L'attirance mortelle de l'objet catalyse les pulsions humaines mêlant terreur et fantasme tout comme la Zone elle-même le fait sur l'humanité dans son entièreté. On comprend mieux le manque manifeste d'explications dans le roman et dans sa conclusion, chez les russes : seuls l'ignorance et les fantasmes humains - le bonheur en tête - peuvent pallier à l'insignifiance de la vie humaine. Paradoxalement, les Strougatski édifient des personnages remarquablement touchants, preuve s'il en est, que l'homme recèle d'autres trésors en lui.
"Je prends le cinquième écrou et l'envoie plus haut et plus loin. La voilà, la "calvitie de moustique" ! L'écrou part vers le haut normalement, mais à mi-chemin, c'est comme si quelqu'un l'avait tiré de côté avec une telle force qu'il s'enfonce dans l'argile et disparaît."
Remerciements à Amandine V. pour la relecture
La conclusion de Nicolas W. à propos du Roman : Stalker ou pique-nique au bord du chemin [1981]
Roman culte, chef d'œuvre, classique, voici autant de titres glanés par Stalker au gré du temps. La réalité s'avère, pour une fois, en dessous des éloges formulés. Glaçante mais époustouflante, la vision des Strougatski doit s'apprécier comme une des formes ultimes de la science-fiction. En alliant l'humanisme de personnages fascinants à l'ombre oppressante de la Zone, les russes tissent la toile d'une œuvre-somme sur l'homme. Stalker s'impose naturellement comme une lecture indispensable.
On a aimé
- Le personnage du Rouquin
- Le style dépouillé du récit
- Le génie du postulat de départ
- L'intelligence de l'oeuvre
- Les artefacts
- La Zone
On a moins bien aimé
- Pas forcément facile d'accès
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