Critique L'Affaire Charles Dexter Ward [1956]

Willett fut tellement fasciné par ces deux formules qu’il se surprit bientôt à les répéter à voix basse. Au bout d’un certains temps, il jugea qu’il avait rassemblé assez de documents pour convaincre les aliénistes de la nécessité d’une enquête plus systématique. Mais il lui restait encore à trouver le laboratoire caché. En conséquence, laissant sa valise dans la salle éclairée, il s’engagea de nouveau dans le couloir ténébreux…
Comme le titre le laisse si bien entendre, ce roman se présente sous la forme d’un rapport – ou plutôt un mémoire - d’enquête. Une investigation menée par un tranquille médecin de famille, suite à l’évasion d’un asile d’aliéné du fils de la respectable famille Ward, établie à Providence. Un rapport inquiétant, presque le récit d’un fou, traité sur un ton grave et doté d’une structure quasi-administrative.
Le regard incomplet sur une suite d’évènements pas toujours correctement appréhendés par le docteur Willet ; le basculement fréquent en un style narratif plus neutre lors de passages purement descriptif ; la plume très classique de l’auteur qui entraîne une solennité textuelle assez troublante ; tous ces éléments font que l’Affaire Charles Dexter Ward dégage une atmosphère lourde et oppressante. La quasi-absence de dialogues ajoute d’ailleurs une couche de plus à cette impression de fastidieux rapport d’enquête.
Au niveau du contenu, ce roman est intéressant pour le néophyte dans la mesure ou il reste sobre dans l’exploitation de la mythologie lovecraftienne. On y parle du Necronomicon et de Yog-Sothoth, bien entendu, mais le récit reste la plupart du temps ancré dans l’expression d’une fantasmagorie issue de l’esprit dérangé d’alchimistes déments. Un aspect presque généraliste qui fait que la lecture de ce livre peut être conseillée à tous ceux qui veulent se familiariser en douceur avec l’univers mis en place par Lovecraft.
Excellemment bien découpé, le récit est très intriguant et la trame se révèle être d’une impressionnante construction logique, et cela malgré une intrigue bâtie sur plusieurs génération de personnages. L’auteur s’attarde aussi - comme d’habitude -, à nous exposer les dérives et les défaillances psychologiques des principaux protagonistes de l’histoire, et cela d’une si belle manière que l’on en arrive à ressentir parfaitement leurs angoisses, leurs doutes et leurs peurs. Il laisse également de nombreux éléments de l’intrigue dans l’ombre, histoire d’alimenter en questionnements et en craintes notre propre imagination. Quand au final, même s’il se révèle prévisible pour nous, fantasticophiles du 21ème siècle, est très efficace de par sa sobriété, mais aussi de par l’expression d’une sensation d’horreur radicale et inéluctable.