Kabbale : un jeu de rôle pour jouer des vrais méchants
L'auteur du jeu répond à nos questions...
Si Les Editions du Troisième Oeil est l'un des tous derniers éditeurs de jeu de rôle apparus en France, il ne s'agit pour autant pas d'un véritable "nouveau venu". En effet, il s'agit en réalité du successeur de Game Fu, lui même successeur de Pulp Fever. Derrière ces trois structures, on retrouve un même homme, Laurent Rambour, et une petite quantité de jeux assez réussi : Dés de sang, Devâstra Réincarnation, Luchadores 2ème édition, Space Adventure Cobra, Wulin, One%,...
Du coup, lorsque Les Editions du Troisième Oeil lancent leur premier financement participatif (en tout cas le premier sous cette enseigne), on est forcément un peu curieux. Quand en plus, le pitch cite William Burroughs, Clive Barker, Howard Phillips Lovecraft et prévient que le jeu s'adresse à un public averti, ça attise carrément notre curiosité. Et lorsqu'on s'aperçoit que le système est très inspiré de celui de Dés de sang, on est devenu carrément extatiques !
Kabbale est un jeu de rôle d'ambiance horrifique qui propose d'incarner des artistes et intellectuels déviants devennus les adeptes d'une secte (culstistes) vénérant une entité issue de différents panthéons oubliés ou fictifs, ceci dans l'objectif ultime d'accomplir une quête initiatique personnelle. L'objectif des joueurs est de mener à bien des stratagèmes et d'étendre les ramifications de leur organisation tentaculaire en corrompant les plus hautes strates de la société. Ce faisant, il leur faudra affronter de vaillants investigateurs et autres défenseurs puritains, tout en conservant le Secret. Kabbale ne s'attarde pas sur les créatures fantastiques (leur rôle est littéralement accessoire), mais sur les mécaniques régissant le véritable monstre : l'être humain, sur sa déchéance ou sa rédemption, les deux finalités impliquant un sacrifice différent. De par certains aspects auxquels seront confrontés les joueurs (manipulations, déviances, gore, addictions, libération sexuelle...), Kabbale, jeu d'enquête et de contrespionnage occulte, est prédestiné à un public adulte, averti et amateur de ce type de fiction borderline.
Un financement participatif (d'ores et déjà réussi) a été lancé sur la plate-forme Ulule pour produire le livre de base du jeu. On nous annonce donc un livre au format 235x158, couleur, couverture cartonnée, contenant tout le nécessaire pour jouer : une description du thème, les règles, la description du fonctionnement d'une Kabbale, la description des antagonistes possible, le type de missions et d'arcs narratifs à jouer, une sélection d'Indicibles possibles selon différents panthéons oubliés ou fictif, ainsi qu'un développement sur l'accomplissement d'une Oeuvre par le mal et la décadence.
Deux suppléments sont également proposés dans ce financement participatif : BAAL-PEOR - Kabbale à Tanger qui (comme son nom l'indique) propose un cadre de jeu au Maroc, TSÉ-CHENAÏKO - Kabbale à la Nouvelle-Orléans qui (comme son nom l'indique aussi) propose un cadre de jeu aux Etats-Unis, Le Cabaret des Déviant (excluvité pour la souscription) qui décrit un lieu de rencontre décadent très prisé dans le Paris des Années Folles, ainsi qu'un écran de jeu. Comme cela se fait traditionnellement, de nombreux bonus sont à débloquer : des cartes, des dés spéciaux. La page de la souscription, très complète, donne énormément de détails sur le jeu (on ne va pas tout recopier, mais si ça vous intéresse, vous trouverez plein d'infos là-bas).
Un programme intéressant, donc, qui nous a donné envie d'aller poser quelques questions à l'auteur du jeu (et accessoirement patron des Editions du Troisième Oeil), Laurent Rambour.
SFU : Ça fait un moment qu'on parle de ce jeu (c'était Insane Kultists il y a quelques années). Pourquoi une gestation aussi longue ?
Laurent Rambour : Oui, absolument. Ce devait être un spin off de Dés de sang (signé Willy Dupont), inspiré des textes de Lovecraft et du cinéma gore italien dont mon épouse est fan. Ce chantier a démarré en 2011, mais quand tu dois gérer en même temps la survie d’une petite entreprise, avec toutes les complications que cela peut générer au quotidien, ta créativité n’est pas tous les jours au top à cause du stress. Donc quand se sont présentés Luchadores, Devâstra Réincarnation, Cobra et les autres jeux, j’ai préféré remettre à plus tard la publication d’Insane Kultists. J’avais même échangé avec Piotr de Sans Détour pour une collaboration afin de créer des liens avec L'Appel de Cthulhu. Au final, je me suis fait aspirer par les projets à éditer : je gère la quasi-totalité de tous les postes, depuis les tests à la relecture en passant par les révisions de règles – voire leur création pour Cobra et One%, la mise en page et la commercialisation. C’est donc très chronophage, d’autant que je cogérais la boutique de mon épouse depuis 2014 dans l’espoir de devenir financièrement plus autonome, mais nous venons de déposer le bilan malgré plus de trois ans de travail acharné. Ne pouvant développer qu’à tête reposée, ceci explique pourquoi Kabbale a mis tant de temps à parvenir à une maturité suffisante pour être proposé. C’est la même histoire pour Hell’s Rock, projet pour lequel je me suis lancé en 2009. N’ayant pas les moyens ni l’expérience suffisante pour proposer ce projet, il a été repoussé et remanié des dizaines de fois. Je ne suis plus le même qu’il y a dix ans, ces deux projets ont naturellement eux aussi évolué. Cette année je propose Kabbale, en 2019 je proposerai Hell’s Rock. J’en aurai alors définitivement fini avec mes vieux démons. Encore qu’il reste la quatrième édition de Dés de sang afin de pouvoir cette fois aller jusqu’au bout du concept, tant sur le fond que la forme.
SFU : Si on parle un peu concrètement, qu'est-ce que le jeu a à offrir de nouveau par rapport aux autres jeux de rôle horrifiques contemporains ?
Laurent Rambour : Ça, c’est plutôt aux joueurs de le définir. Difficile d’avoir le recul suffisant quand tu es à la fois auteur et éditeur, du moins sans verser dans l’insupportable autocongratulation ou autopromotion. Je vais quand même essayer.
Je pense que le jeu aborde un vieux rêve secret et inavoué pour nombre de joueurs et joueuses, du moins si l’on en croit les retours, et ceci sur plusieurs niveaux : qui n’a jamais songé de vendre son âme au diable pour réaliser un fantasme ou accomplir son œuvre ? Qui n’a jamais songé à exorciser sa peur de la mort, de l’inconnu et de l’insignifiance de sa vie - pourtant si précieuse - en accédant à une forme d’immortalité ? Qui n’a jamais eu l’envie d’arpenter des voies détournées lorsque celles toutes tracées de nos enclaves socioculturelles mènent à une impasse spirituelle ? Le jeu propose une expérience collective ludique qui amène à une modeste réflexion, sans tabou ni déni, sur l’attrait du côté obscur et sur les sacrifices que nous sommes prêts à faire pour parvenir à nos fins. Kabbale s’attarde plus à émuler les mécaniques de notre part des ténèbres, nos ambitions et pulsions, plutôt que sur l’éternelle lutte contre des créatures improbables. Dans Kabbale, on ne joue pas des héros puritains sauveurs du monde, de la veuve et de l’orphelin. En fait, c’est exactement le contraire, mais avec une bonne raison de le faire : réaliser son œuvre. Sacrifier ce qui est sacrifiable et accéder au but ultime. Bon, OK, ça, c’est pour l’aspect « métajunky » que m’a inspiré ma muse, William Burroughs, écrivain de génie très controversé. Ses écrits m’ont profondément marqué et m’ont aidé à me construire par une déconstruction des certitudes.
L’autre aspect cool en jouant des « méchants », c’est de pouvoir envoyer chier les interdits, d’éviscérer de l’investigateur bien propre, de dévier les principes et la morale qui gèrent notre société pour accéder à une autre vision du monde.
Techniquement, le jeu force l’esprit d’équipe (grâce à l’Échelle de Jacob) pour atteindre des objectifs communs, mais tente aussi les joueurs à sombrer dans de viles luttes intestines pour plus de pouvoir. Les cultistes sont complexes. Ils sont à la fois des monstres et des victimes : des monstres qui se vautrent avec délice dans les interdits et qui jubilent à l’idée d’éviscérer un investigateur bien propre, des monstres qui fantasment de corrompre jusqu’à la moelle une société qui les a bridés dans leurs rêves pour œuvrer à l’avènement d’un Nouvel Ordre Cosmique ; mais aussi les victimes, victimes de leurs fantasmes, de leurs pulsions, de leur désarroi, ce sont les objets d’une entité impie qui les manipule. Le jeu n’a rien de manichéen, car il permet d’emprunter plusieurs chemins pour mener à une vérité. Au final, les cultistes sont forcément des perdants : soit ils sacrifient leur humanité pour accomplir leur œuvre, soit ils sacrifient leur œuvre pour mourir sans avoir rien accompli. Respectables athées comme l’écrit William S. Burroughs… Et quand en plus, selon le choix de campagne du MJ, ce sacrifice, quel qu’il soit, s’avère avoir été consenti pour une illusion, la fin est d’autant plus tragique.
Un autre aspect qui semble séduire c’est le côté « espionnage / contrespionnage ésotérique ». Les cultistes vivent dans l’ombre et le secret. Ils doivent veiller à ne pas attirer l’attention sous peine de voir l’Échelle de Jacob (qui détermine leurs chances de réussite et leur relation avec l’Indicible) se détériorer. La moindre erreur dans leurs agissements peut générer des complications pour tout le groupe. C’est plus un jeu d’intrigues et d’enquêtes que d’action.
Kabbale n’est pas non plus coincé dans une mythologie unique et immuable. Il y a un setting de base, un Paris embrumé dans sorte de « temps mort halluciné » entre les Années Folles et la Beat Generation. Cette approche onironarcotique permet au MJ de jongler avec les faux-semblants et les contrevérités, d’avoir le champ libre pour perdre ou surprendre les joueurs.
Je crois que Kabbale est, de par ses mécaniques, sa thématique et son traitement, très différent de la production ludique horrifique actuelle. Bien sûr, comme dans tous les genres, on retrouvera des similitudes ou des clins d’œil (Clive Barker, Howard Phillips Lovecraft…), mais je pense avoir pas trop mal digéré mes influences (William Burroughs pour celles et ceux qui ne l’auraient pas compris) pour proposer une recette « qui change » à défaut d’être révolutionnaire.
SFU : Après One%, tu recommences avec un jeu aux thématiques adultes et matures. Tu ne serais pas un peu masochiste parfois ?
Laurent Rambour : Ce qui serait masochiste serait de proposer un énième jeu de rôle médiéval-fantastique pour rester bien sagement dans le moule et être complètement transparent. Je n’envisage pas d’éditer du JDR comme on produit des barils de lessive. J’y ai songé pour que ma banquière me lâche un peu la grappe et que mon stock de café reste à niveau, mais vraiment, je n’y arrive pas. Plus sérieusement, ta question semble sous-entendre que One% ait été une épreuve, voire un échec, alors qu’il a certes été une épreuve (sur certains points), mais qu’il est surtout une vraie réussite ! Je reçois régulièrement des e-mails de joueurs qui me remontent une bonne expérience de jeu avec One%, qu’il leur apporte une bouffée d’oxygène et d’originalité. Le tirage alpha a été épuisé très rapidement et la réimpression marche bien d’après les retours de distribution, sans parler du suivi qui est en développement. Il faudrait être sacrément ingrat envers les souscripteurs et les clients qui ont fait de ce jeu une belle aventure que d’affirmer que ce jeu fut un calvaire. J’en suis très fier, comme je suis reconnaissant des gens qui ont contribué à sa mise en chantier.
Ta question ramène évidemment aux quelques réactions par rapport à l’une des couvertures et à un petit morceau de texte jusqu’au-boutiste dans un supplément, « affaires d’État » qui ont permis notamment à certains blogueurs en manque de visibilité de générer du clic.
Il faut comprendre que je fais cette activité avant tout par passion, ça veut dire explorer des sentiers peu ou pas du tout défrichés. Ça veut dire aussi que lorsque l’on aborde un thème, il faut aller au fond des choses et ne pas édulcorer volontairement le propos par peur de choquer. J’ai plus peur de décevoir les gens qui attendent ce genre de jeu que de décevoir ceux qui ne l’attendent pas. Après, il faut être lucide : on ne vend pas un One% comme on vend un D&D5, les ambitions et la portée ne sont pas les mêmes. Est-ce pour autant que l’on ne doit occulter – voire oblitérer, ce genre de proposition ? Je ne crois pas et une clientèle me donne raison. La production mainstream est suffisamment riche pour satisfaire toutes les envies de la clientèle mainstream, mais si l’on ne voit que ça, on sclérose le loisir et les joueurs qui rêvent de produits plus underground.
De mon côté, les choses sont claires : si je dois écorner ma toute petite notoriété auprès du « grand public » ou de blogueurs pour satisfaire une clientèle underground un peu lésée dans son choix et qu’une exploitation commerciale viable est possible, je suis partant. Pour moi, une carrière d’éditeur n’est pas de se cantonner au traintrain habituel, mais aussi de prendre des risques éditoriaux, quitte à soulever des réactions bruyantes, mais minoritaires. Je ne cherche pas à plaire, mais à éditer de bons jeux. C’est aussi oublier que j’ai à mon actif des jeux comme Luchadores, Devâstra, Cobra, Wulin, et prochainement Feng Shui 2 (et bientôt des projets plus mainstream encore). Il faut savoir varier les plaisirs et le catalogue pour vivre des expériences différentes et enrichissantes. Je ne me réveille pas un matin en me disant « tiens, je vais faire chier les SJW aujourd’hui, je vais lancer un One% ou un Kabbale ». Non, si une idée me semble intéressante, je me lance, peu m’importe qu’elle soit borderline ou pas.
Faire des jeux borderline estampillés « adultes ou matures » ne signifie pas pour autant faire du jeu de goret. Ça veut dire aborder des thèmes parfois durs et difficiles (voire casse-gueule) avec un minimum d’intelligence ludique, d’honnêteté et sans tabou. Il est bien plus facile et lucratif d’éditer un Cobra, ce qui revient au final à te répondre que oui, il y a bien une part de masochisme chez moi. Merci pour la séance, tu prends la CMU ?
Le financement de Kabbale est ouvert jusqu'au 14 février prochain. Et si ça vous intéresse (pour vous renseigner, participer,...), tout ce passe sur cette page.
Publié le jeudi 25 janvier 2018 à 09h00
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