Critique Donjon & Cie : Livre de base [2022]
Avis critique rédigé par Frédéric M. le mardi 15 novembre 2022 à 14h53
Attirer des gogos, cogner des héros, dodo
Donjon & Cie est un jeu qui a bénéficié fin 2020 d'un financement participatif plus qu'honorable pour un "petit jeu indé". Certes co-édité par Black Book et Jonh Doe, le titre de création française était loin de connaître le succès des grosses licences qui explosent tous les paliers. Avec plus de 1200% de la somme initialement demandée, pour un total de presque 64 000 €, la batisse avait de quoi intriguer.
De quoi s'agit-il alors ? La proposition de ce jeu de rôle est toute simple : vous allez incarner non pas des héros partis explorer un donjon pour en éradiquer le mal / secourir les prisonniers / récupérer les richesses (rayez les mentions inutiles), mais ceux qui y vivent. Ou plus exactement qui y travaillent : car le Donjon n'est pas "juste" une antre du mal. C'est une entreprise bien rodée, qui attire des gogos pour les dépouiller et s'enrichir littéralement sur leur cadavre. Et comme au casino, de temps en temps, un de ces naïfs parvient à ressortir pour clamer à qui veut bien l'entendre à quel point on peut se couvrir d'or et de gloire dans les méandres de cet endroit - assurant ainsi une publicité facile au Donjon.
Donjon & Cie se réclame de plusieurs influences : Monstres & Cie bien sûr pour son titre et son fonctionnement d'entreprise, mais aussi et surtout Donjon (périodes Zénith et Parade) pour le côté "ce repaire de créatures est en fait une organisation savamment étudiée), et The Office (pour tous les côtés mesquins de la vie de bureau).
Les plus anciens fans hardcore de la BD de Sfar et Trondheim (et de tous leurs invités) se souviennent peut-être du JdR Donjon Clef en main, qui proposait de vivre des aventures dans cet univers. S'il est tout à fait possible de jouer "des monstres qui travaillent pour le Donjon" avec Donjon Clef en main, la comparaison s'arrête là. La richesse de Donjon et Cie tient justement dans la foule de détails sur le fonctionnement de l'entreprise qui donne son nom au jeu, et sur le ton très sarcastique de l'ensemble.
Moi vois moi tue !
Les personnages sont donc des hôtes d'accueil (qui préfèrent se désigner sous le nom moins équivoque de "cogneurs") chargés de remplir des missions simples sur le papier : accueillir (à grands coups dans la tronche) les clients de Donjon & cie. Clients à leur insu, car ce sont des aventuriers, qui parcourent les différentes "aires" du Donjon, conçues comme autant de zones thématiques dignes d'un mortel parc d'attractions dont ces explorateurs trop naïfs ne sortiront pas. Les cogneurs (les PJ donc) bénéficient en effet de plusieurs avantages : ils disposent de la carte du lieu où ils doivent cueillir leurs victimes, connaissent les pièges qui y sont armés, et savent sur qui ils vont tomber.
"On a quoi aujourd'hui ? Un archer elfe, un ranger humain et un guerrier nain. Sérieux ? Encore ? Bon, allez, roule."
Dans ces conditions, massacrer et dépouiller ces imbéciles d'aventuriers ne devrait poser aucun problème. C'est là bien sûr que les ennuis commencent. Tout d'abord, comme dans n'importe quelle entreprise, la mission n'est peut-être pas aussi simple que ça : parce que les cartographes ont mal fait leur boulot, la carte n'est pas complète - ou pas à jour. Parce que l'économat serre la vis en ce moment, le paquetage standard des cogneurs est peut-être de piètre qualité. Parce que les Ressources vivantes ont négligé un point, une tribu de Résidents (des créatures intelligentes qui ignorent loger dans l'une des salles de cette vaste entreprise qu'est Donjon & Cie) s'est installée dans la zone. Voire pire, un monstre.
"Hey mais attendez, vous nous aviez pas dit que votre groupe cliché était constitué QUE d'héritiers à leurs couronnes respectives ? On s'attendait à des péquenots, on tombe sur des machines de guerre. Faut prévenir !"
Bref, les points de dérapage sont nombreux et propices à de nombreux rebondissements qui vont considérablement compliquer le postulat de départ.
Jours sans incident : 0
Le cœur de chaque mission - qui convient pour jouer en one shot - va pourtant s'agrémenter de tout ce qu'il y a autour, comprendre par là, de tout ce qui fait que Donjon & Cie est une entreprise et pas "une horde désorganisée de montres errants dans des couloirs". Et c'est ce cadre de plus en plus présent, autant pour donner des coups de pouce que pour mettre des bâtons dans les roues, qui va donner tout son intérêt au jeu, surtout joué en campagne.
Cette entreprise fonctionne par Divisions, Départements et Directions, qui travaillent (normalement) de concert pour assurer les meilleures conditions de réussite à ses employés - et notamment à ceux qui prennent tous les risques, à savoir celles et ceux qui vont sur le terrain, les fameux Hôtes d'accueil. Hélas, derrière cette belle entente de façade se cachent bien des mesquineries, des difficultés liées à des manques de moyen ou des détournements de fond, ou des concurrences entre personnes. Les PJ ne seront pas en reste puisqu'ils brigueront certainement le titre d'Employé du mois, grattant ainsi des Faveurs et évitant la Suspicion de la hiérarchie - un licenciement étant si vite arrivé et si définitif...
"T'as des nouvelles de Guldur ? Trois jours que je l'ai pas vu... Quoi ? Convoqué par la Terminaison. Ah. Pauv' vieux..."
Et c'est dans ce cadre que le jeu va exprimer toute sa saveur. Bien plus qu'un Porte-Héros-Butin (merci de rapporter les effets des clients au Département du Matériel qui se chargera de l'estimer en vue de sa revente), bien plus qu'une succession de pièges tendus à des aventuriers trop naïfs ou avides, une campagne de Donjon & Cie propose de lentement brosser une galerie de personnages, collègues concurrents ou qui vous ont à la bonne, supérieurs hiérarchiques plus ou moins éloignés, et de faire vivre tout ce petit monde comme autant de rouages de cette grande entreprise.
Et comme le jeu se veut ouvertement parodique - sans être un festival de blagues potaches - l'absurde et le cynisme vont bien vite s'inviter à la table.
Une affaire qui tourne
Que renferme concrètement ce petit livre (160 pages d'environ du A5), derrière cette couverture cartonnée illustrée par Thierry Segur ?
Beaucoup, beaucoup de choses qui se lisent très vite (car on les dévore) : un grand descriptif de l'organisation hiérarchique et départementale de Donjon & Cie, des conseils à foison pour que le meneur anime les missions les plus palpitantes, et fasse vivre cette belle entreprise en dehors de ces missions. Et puis bien sûr, les règles. Celles-ci sont très simples et reprises de Macchiato Monsters (le nombre de fois où c'est rappelé dépasse d'ailleurs presque le simple remerciement pour frôler le "je n'assume pas d'avoir emprunté ces règles", mais c'est un détail).
Le système se résume à lancer un D20 contre une caractéristique pour savoir si votre personnage a réussi l'action tentée. Si le dé affiche un score inférieur à la caractéristique, c'est bon, sinon, c'est un échec, plus ou moins cuisant. Une mécanique d'avantage / désavantage permettra de lancer deux D20 et de considérer le plus bas / le plus haut résultat. Enfin, certains éléments requièrent des dés d'usage ou des dés de risque. Il ne s'agit pas de matériel supplémentaire à acheter mais de dés classiques, simplement symbolisés ∆ : ceux-ci reflètent l'épuisement d'une ressource ou d'un délai de temps. Une torche d'usage ∆6 commencera à crachoter quand vous obtiendrez une première fois un résultat entre 1 et 3, transformant le ∆6 en ∆4. Vous l'aurez compris, au prochain résultat de 1 à 3, la torche sera totalement consummée.
Est-ce là tout ? Et bien oui. Ici pas de listes de sorts, de compétences ou de pouvoirs, pas de bestiaire : tout est laissé à la discrétion des joueurs et de leur meneur, sur un accord très simple. Au delà de l'aspect chiffré des caractéristiques, un personnage (joueur ou non) se décrit en trois Traits, des mots-clés.
Pour les personnages, ces Traits octroieront bénéfices et inconvénients : un djinn pourra naturellement voler et sera avantagé sur ses jets de Discrétion, en revanche, il risquera d'être blessé (parce qu'éparpillé) par un vent trop violent. De même, un "nain étourdi de la Conception" appartiendra donc à l'espèce naine, sera étourdi (ce qui lui approtera sans doute quelque désavantage) et travaillera au service de la Conception des zones du Donjon. Ça vous parait flou ? Ça l'est au début, pourtant très vite à la lecture vous cernez les PNJ présentés grâce à ces trois mots-clés. Le patron de la boutique du Bazar du Cogneur, #orc #mutilé #mystique, devient plus qu'un simple gugusse derrière un comptoir. D'apparence simpliste, cette astuce se révèle très riche et en réalité largement suffisante pour générer la galaxie de PNJ que les personnages vont être amenés à rencontrer.
Car encore une fois, Donjon & Cie se veut un jeu en campagne. Celles-ci n'impliqueront pas forcément de sauver le Donjon des assauts de paladins bien équipés (encore que, pourquoi pas), mais plus souvent d'objectifs plus terre à terre : faire carrière, modestement mais sûrement, éviter les chausse-trappes administratifs et les coups-bas des collègues jaloux, et améliorer son quotidien en chippant une arme magique sur un client défunt sans se faire prendre.
Ce quotidien très pragmatique s'accompagne d'une bonne dose de fun - car enfin, on parle de créatures issus de votre bestiaire de fantasy favori qui remplissent le formulaire B12 pour se faire porter pale ou qui peinent à poser une réclamation quant à la piètre qualité des cartes remises à la précédente mission.
On recrute
Pour qui s'adresse ce jeu ? C'est là toute la difficulté - avouée par l'auteur. Ses mécaniques très simples pourraient en faire un jeu idéal pour les débutants : ici, l'histoire racontée par la table et l'inventivité des joueurs l'emportent sur l'optimisation mathématique. Pourtant, la nécessité de capter en quelques mots une ambiance, de brosser un personnage à peu de traits, et de gérer une foule de PNJ - même voire surtout en coulisses, peut réserver le jeu à des vétérans. En effet, traduire le copinage entre employés par un avantage en jeu peut demander pas mal d'imagination et un exercice d'improvisation que la fiche très succincte de personnages ne réflétera pas de prime abord.
"— Le mage t'envoie une boule de feu ! Lance un D12 pour déterminer les dommages !
— Ah mais attends, sur la carte plus complète que m'a refilée mon porte Norbert, il y a un bassin dissimulé : je déclenche son ouverture pour plonger dedans !
— OK, tes relations à l'Arpentage te sont utiles. La trappe ne s'ouvre pas instantanément mais assez vite pour que tu ne prennes que D6 dommages. Tu me lanceras ∆6 pour savoir si ton tuyau fait que Norbert en a assez de te rencarder au mépris de ses consignes hiérarchiques..."
De même, puisqu'il s'agit d'un jeu parodique, une bonne connaissance des codes à détourner est nécessaire : selon les publics, les blagues sur le médiéval-fantastique ou sur le monde de l'entreprise feront mouche... ou pas.
La conclusion de Frédéric M. à propos du Jeu de rôle : Donjon & Cie : Livre de base [2022]
Donjon & Cie dépasse de loin son pitch potache de "vous incarnez les monstres chargés de tuer les aventuriers". Derrière la façade du Donjon se cache tout une société avec ses codes, ses figures et ses rivalités. Si la narration partagée, la parodie d'une grande entreprise dysfonctionnelle (pléonasme ?) et le détournement des codes de la fantasy vous inspirent, ce jeu est fait pour vous.
On a aimé
- La satire grinçante du monde de l'entreprise
- Le système très rapide à prendre en mains
- Les nombreuses accroches de scénario et de campagne
On a moins bien aimé
- Nécessite des références
- La très grande liberté peut dérouter
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