Critique Libreté #2 [2017]

Avis critique rédigé par Vincent L. le lundi 13 novembre 2017 à 09h00

Sa majesté des mouches...

En 2014 sortait Perdus sous la pluie, un "petit" jeu indépendant qui proposait un cadre ludique très particulier. Les joueurs y incarnaient un groupe d'enfants traqués par de terrifiantes créatures appelées les Sirènes de l'Averse. A la rédaction de Scifi-Universe, nous avions été surpris par les grandes qualités de ce jeu, qui parvenait à transcender son postulat de base pour offrir aux participants une expérience sans nulle autre pareille (pour en savoir plus, on vous renvoie à la critique détaillée). Avec Libreté, Vivien Féasson continue d'explorer l'univers qu'il a créé dans Perdus sous la pluie, proposant désormais de pousser le concept un peu plus loin au gré d'une expérience ludique résolument différente.

En effet, si Perdus sous la pluie était un jeu à narration partagé destiné à faire des parties courtes, Libreté adopte quant à lui un fonctionnement traditionnel (une répartition des rôles asymétriques entre le meneur et les joueurs) afin d'envisager l'expérience ludique dans la temporalité d'une campagne. Ici, on va suivre le destin des enfants qui ont survécu aux attaques des Sirènes de l'Averse dans Perdus sous la pluie. Isolés dans un monde étrange et dangereux, ils ont erré jusqu'à arriver à Libreté, une forteresse créée par leurs semblables. Dès lors, le jeu va principalement se construire autour de trois grandes thématiques : trouver de quoi survivre, s'adapter au microcosme sociétal de Libreté, et faire tenir le bastion face aux attaques de plus en plus violentes des Sirènes de l'Averse.

Libreté ne propose pas de cadre de jeu précisément défini. En effet, sa forme est destinée à changer d'une table à l'autre. Si les règles posent les grandes bases du concept (un lieu créé et régi par des enfants, suffisamment résistant pour pouvoir servir de bastion), ce sont les participants (joueurs et meneur) qui créent leur version de Libreté préalablement à la partie. Même si, en terme d'inspirations, le livre de base manque cruellement d'illustrations, la procédure de création proposée s'avère claire et efficace, permettant à chaque groupe de construire aisément un cadre de jeu unique. Cela confère au jeu une grande rejouabilité étant donné que d'une table à une autre, le cadre sera forcément différent.

Libreté s'envisage uniquement sur le long-terme, et l'ensemble des mécaniques du jeu va dans ce sens. Libreté n'est toutefois pas une campagne linéaire : Vivien Féasson ne donne dans le livre que les grandes lignes directrices afin que le meneur soit orienté vers le final souhaité, et ce dans une logique de progression prenant en compte toute une dimension dramatique. A ce niveau, le livre de base contient beaucoup d'outils, ainsi que tout ce dont le meneur de jeu a besoin pour construire ses histoires, rebondir sur les actions des joueurs et préparer petit à petit son grand final. Notons simplement qu'en terme de confort d'utilisation, le livre manque tout de même cruellement d'un sommaire qui aurait permis de se retrouver plus facilement au milieu des très nombreuses informations données.

En terme de conseils, le livre de base n'est pas non plus avare pour donner au meneur toutes les billes lui permettant de réussir sa campagne. Il faut dire que, comme Perdus sous la pluie, Libreté s'appuie sur un concept très difficile à maîtriser : jouer des enfants dans un contexte résolument sérieux. Cela suppose une bonne dose de discipline et de rigueur autour de la table pour ne pas que les parties sombrent dans le n'importe quoi et le chaos total. A l'instar de Sa majesté des mouches (une référence assumée), Libreté utilise en effet les enfants et la société qu'ils ont créée comme prisme pour susciter une réflexion sur notre monde et ses dérives. Le jeu ne se veut donc pas léger et délirant, mais bien sombre et désespéré.

Cela s'avère d'autant plus vrai qu'il s'appuie également sur un aspect émotionnel fort qui sert de carburant aux parties. Libreté est un jeu dramatique dans lesquels les protagonistes vont être amenés à faire des choses parfois contestables, parfois cruelles (on parle quand même d'un univers qui se construit autour de la mort d'enfants !). L'interprétation étant au coeur de Libreté, cela suppose donc pour fonctionner que tous les joueurs aient les mêmes envies et la même optique de jeu. Mais si jouer à Libreté n'est pas simple, cela reste quand même possible étant donné que nombre de mécaniques proposées servent d'appui à la narration (à l'instar des règles de "Bile Noire", qui permettent de bien marquer les effets qu'à eu la scène sur un personnage).

Pour le reste de sa mécanique, Libreté est "propulsé à l'apocalypse", c'est à dire qu'il utilise les principes d'Apocalypse World de D. Vincent Baker. Rappelons qu'Apocalypse World propose une mécanique de jeu permettant de construire une histoire en improvisant : les joueurs ont accès à des actions (certaines en commun, certaines dépendant de l'archétype de leur personnage), le meneur en possède quant à lui d'autres bien déterminées (permettant généralement de faire avancer l'histoire). Si ce choix de système s'avère logique étant donné les spécificités de Libreté, il induit tout de même un fonctionnement bien particulier qui coupera le jeu d'une partie du public (le système Apocalypse a beaucoup de fan, mais également pas mal de détracteurs).

Un mot pour terminer concernant la façon dont le jeu est rédigé. Vivien Féasson a choisi d'écrire Libreté comme s'il s'agissait des mémoires d'un des survivants du bastion. Ce parti-pris permet de bien retranscrire les thématiques et la violence du propos du jeu, et de plonger immédiatement le lecteur dans l'ambiance voulue. Il a également décidé de ponctuer le livre d'encarts faisant intervenir l'éditeur imaginaire du livre (que j'ai sincèrement cru être le véritable éditeur du jeu tout au long de la lecture) ; ces quelques passages tendent malheureusement à tempérer le propos du jeu, un peu comme s'il était difficile d'assumer le noirceur de son contenu et qu'il fallait obligatoirement poser des garde-fous afin de se protéger contre d'éventuelles futures attaques. Dommage, car cela sonne souvent comme un désavoeux...

La conclusion de à propos du Jeu de rôle : Libreté #2 [2017]

Auteur Vincent L.
85

Libreté n'est pas fait pour celles et ceux qui ne cherchent dans le jeu de rôle que du fun et de la rigolade. Avec son parti-pris radical et résolument mature, le jeu souhaite en effet à susciter autour de la table de l'émotion et de la réflexion, et demande aux participants d'appliquer avec rigueur un système ainsi qu'une véritable discipline pour aboutir au résultat voulu. Cela change clairement du tout venant des jeux de rôle, peut parfois s'avérer compliqué, nécessite de changer ses habitudes, voire de s'interroger sur la pratique de ce loisir, mais pour quiconque fera l'effort, le ressenti final est clairement à la hauteur de l'investissement.

On a aimé

  • Un jeu adulte, qui s'appuie sur des thématiques matures,
  • Un propos violent qui sait susciter des émotions,
  • Un vrai jeu de campagne, pensé pour le long-terme,
  • Un livre de base complet,
  • Le hack du système Apocalypse, plutôt bien fait.

On a moins bien aimé

  • Un jeu compliqué, austère et difficile d'accès,
  • Un livre de base avare en illustrations.

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