Critique Les Ombres d'Esteren [2010]

Avis critique rédigé par Vincent L. le dimanche 17 octobre 2010 à 11h37

Des Ombres passionnantes...

Les Ombres d'Esteren a été, pendant quelques années, une belle arlésienne. Projet initié par le collectif d'auteurs Forgesonges (à qui l'on doit, notamment, le recueil des Démiurges en herbe), ce jeu de rôle aura fait crever d'impatience nombre de rolistes sous le coup de ses retards répétés. Il aura ainsi fallu attendre 2010 pour que le livre de base sorte enfin, et que l'on puisse enfin acquérir ce qui était petit à petit devenu une chimère dans l'esprit de beaucoup. Mais une fois l'objet en main, on se dit que l'attente en valait finalement la peine : sans même avoir lu une ligne du contenu, Les Ombres d'Esteren séduit immédiatement par son esthétique tout simplement magnifique. Deux cent quatre-vingt dix pages couleurs, de nombreuses illustrations, une mise en page claire et aérée, ne nous mentons pas : ce livre est une véritable claque visuelle, comme on en avait pas eu depuis longemps, qui incite littéralement son porteur à se jeter dans le contenu des textes.

D'autant qu'au delà de cet aspect purement esthétique, le pitch des Ombres d'Esteren donne envie. A une époque où le médiéval-fantastique est dominé (en tout cas en France) par ces deux mastodontes que sont D&D 4 et Pathfinder, nombre d'éditeurs ont petit à petit abandonné le marché pour s'intéresser à d'autres genre et produire des jeux s'éloignant de cette thématique med-fan. L'ambition du collectif Forgesonges est donc louable : aller jouer dans la cours des grands en proposant, à long-terme, une gamme vaste, à une époque où les productions rôlistiques sont plutôt marquées par des gammes petites et closes (c'est à dire avec un nombre bien déterminé de suppléments). Ainsi, dans ce premier livre - Univers - n'est décrit qu'une petite partie de l'univers d'Esteren, à savoir juste une péninsule regroupant trois états. Le reste est ainsi destiné à être traité et à sortir dans de futurs ouvrages, aux côtés de campagnes et de suppléments destinés au seul meneur de jeu.

Ainsi, dans l'esprit de ce concept de gamme conséquente, ce premier ouvrage n'est pas à proprement parler un livre de base complet et autonome. Son nom, "Univers" indique parfaitement la nature de son contenu, à savoir une description générale de la péninsule de Tri-Kazel (où débute le jeu) accessible aussi bien aux meneurs de jeu qu'aux joueurs ; vous ne trouverez donc pas dedans de grande révélation sur les mystères de ce background, où sur ce qui se passe dans l'ombre et qui peut influer de manière visible sur ce qui se déroule dans ce monde. C'est là que se trouve, pour l'instant, la principale faiblesse du jeu, en ce que tout aussi passionnante que soit cette description, son intérêt à long terme est totalement dépendante de la nature des secrets qui seront révélés par la suite ; par extension, si ce premier livre contient tout le nécessaire pour commencer à jouer, la parution d'un second livre "Secrets" s'avèrera vite indispensable pour tout meneur jouant en campagne.

Ceci étant dit, ce premier livre des Ombres d'Esteren est une véritable réussite. Se plaçant dans la peau des habitants qui peuplent la péninsule, le meneur - et, pourquoi pas, les joueurs - vont avoir accès à la somme commune des connaissances que possède toute personne vivant dans ce monde ; le problème de l'information étant réel dans ces univers sans technologies de la communication, il apparaît ainsi normal et logique que nous ne sachions au final pas grand chose sur le continent avoisinnant (là où, amenée différement, cette absence d'information aurait pû être frustrante). Les Ombres d'Esteren, à première vue, est ainsi un monde de low fantasy - c'est à dire peuplé uniquement d'humains, et où les créatures surnaturelles sont quasi-inexistantes - dans lequel la magie, si elle existe bel et bien, reste rare et relativement méconnue. De fait, sa représentation par les joueurs est aisée, l'univers étant nettement plus médiéval que fantastique.

Cela était de toute façon nécessaire pour renforcer l'aspect horreur de l'univers et ainsi justifier que les personnages aient peur de ce qui ressort du surnaturel (c'est également pour cela qu'Antheas, dans un genre assez similaire, ne proposait pas non plus un univers issu de la high fantasy). Les Ombres d'Esteren baigne ainsi dans une menace et une peur qui n'est pas sans rappeler quelques éléments du classique Ravenloft. Il est cependant dommage que les auteurs n'aient pas plus insisté là-dessus dans leur description du monde. Ainsi, à l'exception des parties ouvertement consacrées à cela - notamment celles sur les féonds - on ne sent pas suffisamment l'horreur et la dimension psychologique dans la description "quotidienne" de l'univers. Bien entendu, il ne s'agit là que d'un défaut purement formel qui ne ressort que de la lecture du livre, cette dimension faisant, en jeu, partie intégrante de l'univers.

En fait, là où les auteurs ont réussi un véritable coup de force, c'est en opérant un glissement de point de vue par rapport aux personnages. A quelques exceptions près (notamment dans les divers jeux tirés d'Elric), les personnages des univers médiévaux-fantastiques sont généralement des surhommes, tant physiquement que psychologiquement, que la vue du sang ou de n'importe quel évènement surnaturel ne fait pas le moins du monde flancher. Ici, les personnages joués vont être plus proches de l'investigateur tel qu'on le connait dans L'appel de Cthulhu que du guerrier traditionnel. Ainsi, en plus d'une fragilité physique (que l'on va également trouver dans Elric), les PJ vont être doté d'une construction mentale, et ce grâce à l'utilisation d'une mécanique de jeu : les voies. Ce qui s'apparente ainsi de prime abord à des caractéristiques classiques va ainsi agir pour limiter psychologiquement le héros, et ainsi lui donner une belle profondeur qu'apprécieront les amateurs de roleplay.

Dans Les Ombres d'Esteren, un système de santé mentale a été ajouté en plus pour perfectionner cela, et à ce niveau, la surprise est de taille ! En effet, ces aspects folies/traumatismes sont en général ouvertement sacrifiés dans les jeux de rôle, et ce au profit d'une plus grande facilité ludique ; même dans les Cthulhu-like, où ces points ont une véritable importance au regard de la nature du jeu, les mécanismes restent primaires et peu intéressants. Ici, les auteurs ont réussi à aller plus loin et à proposer quelque chose de plus construit, une amélioration à peine cachée du système de L'appel de Cthulhu : les personnages possèdent ainsi une résistance mentale (le POU), des points de trauma (la SAN) et un score d'endurcissement (les points d'aplombs). Le coup de force des concepteurs a été d'associer les désordres mentaux aux voies suivies par les personnages, et ainsi pouvoir proposer aux joueurs une certaines construction psychologique de son PJ. Simple et efficace !

Par extension, ces qualificatifs pourraient être étendu au système de jeu pris dans sa globalité. Ainsi, Les Ombres d'Esteren ne fait pas preuve, à ce niveau, d'une quelconque originalité (domaine + voie + 1D10 contre une difficulté, cela rapelle pléthore d'autres jeux), mais mise sur des mécaniques simples qui ont d'ores et déjà prouvé leur effacité. Le jeu tourne bien, et la présence des voies lui donne une petite saveur qui empêche l'amalgame avec un quelconque système générique. La magie, à ce niveau, s'avère réellement bien traitée : occupant une part plutôt discrète de l'univers, il aurait été dommage qu'elle ait besoin d'une usine à gaz pour correctement fonctionner autour d'une table ; ce n'est heureusement pas le cas, les trois types de magie s'utilisent simplement, avec des systèmes de jeu instinctifs qui font la part belle à leurs spécificités (pourtant, entre les Dermorthèn, qui s'apparentent à des druides, et la magience, qui fait plus penser à du steampunk, il y a un fossé).

Enfin, je terminerai cette chronique sur ce qui a été l'un des mes gros coup de coeur dans cet ouvrage, et qui, paradoxalement, n'est finalement qu'un point de détail : les personnages pré-tirés. A ce niveau, les auteurs ont fourni un travail réfléchi et utile, là où, généralement, il ne s'agit que d'un gadget dans les livres de base. Ainsi, en plus des habituelles caractéristiques et d'une illustration plutôt réussie, chacun d'eux se trouve doté d'un background conséquent qui lui donne une véritable utilité ; nous ne sommes donc pas en face d'un simple outil pensé pour meubler vite-fait des parties en one-shot, mais au contraire de personnages vraiment pensés, travaillés et réfléchis, de ceux que l'on a pas honte de distribuer à ses joueurs. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas eu le droit à cela dans un jeu et même si, j'en conviens volontiers, cela ne présente pas nécessairement un grand intéret, il est tout de même agréable de trouver un travail de cette qualité dans un jeu.

La conclusion de à propos du Jeu de rôle : Les Ombres d'Esteren [2010]

Auteur Vincent L.
90

Passé le choc de la claque liée à l'esthétique magnifique dont bénéficie ce premier livre, il est agréable de constater que Les Ombres d'Esteren est aussi réussi sur le fond que dans sa forme. En mixant les ingrédients traditionnels d'univers médiévaux-fantastiques avec des éléments d'horreur d'ordinaire réservés aux jeux contemporains, les auteurs sont parvenus à mettre en place un monde facilement abordable, mais où le déplacement de point de vue par rapport aux personnages - plus proches de l'investigateur Cthulien que du guerrier D&Desque - donne une saveur bien particulière au jeu. Toutefois, si ce volet "Univers" est réellement qualitatif, l'intérêt du jeu à long terme reste intimement lié au contenu du futur "Livre des Secrets", qui en constituera la colonne vertébrale. A suivre donc...

On a aimé

  • Une grosse claque visuelle,
  • Un mix fantasy/horreur réussi,
  • Un monde bien construit,
  • Une partie santé mentale consistante,
  • Un système de jeu efficace,
  • Petit coup de coeur pour les pré-tirés.

On a moins bien aimé

  • Est complètement dépendant des futures révélations,
  • Un aspect "horreur" pas assez mis en avant dans l'écriture.

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